Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/206

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—198— Bysance râlait. Le sang coulait en ruisseaux dans les rues, éclaboussant les murs sur lesquels il dessinait d'étranges images. La sombre voix de fer des tocsins se taisait, mais l'air vibrait encore des houles qu'elle avait soulevées dans ses clameurs éperdues. Le pillage s'achevait. Gorgés de dépouilles, ivres, les vainqueurs essuyaient à leurs tuniques claires leurs cimeterres rouges. Et rouges aussi apparaissaient des traces de mains sur leurs bras, sur leur poitrine, sur leur visage et beaucoup d'entre eux étaient rouges jusqu'aux genoux, comme s'ils avaient revêtu de grandes chausses pourpres. Sur les ruines de tant de gloire, sur les débris pantelants du vieux monde les pillards se partageaient le butin. Parmi celui d'un cheik se trouvait une vierge grecque. Elle était d'une beauté rare et pure et tous ceux qui la virent, l'admirèrent et la contemplèrent comme un être miraculeux. Et chacun, pour la posséder aurait abandonné sa part de richesses. Oui, mal gré leur effrénée cupidité, ils auraient renoncé à tous leurs biens pour acquérir cette perle merveilleuse. Mais le cheik, sachant bien que rien au' monde ne pouvait être plus agréable à son seigneur, lui en fit présent. L'empereur Mahomet, jeune et lascif, pénétré de la beauté d'Irénée, ordonna à ses eunuques de la garder étroitement pendant qu'il achèverait d'apaiser le tumulte de la guerre. La retraite fut sonnée, l'empire pacifié. Alors, se souvenant de la vierge qui avait déjà fait brèche à son cœur, il la fit paraître devant lui. L'ayant contemplée longuement, il se sentit surpris d'une nouvelle flamme et se mit à la chérir, à la caresser avec un plaisir extrême. Et l'amour prenant possession de ses esprits le traita si cruellement qu'il ne se reposait ni jour ni nuit. Il se donnait tellement en proie à sa nouvelle esclave qu'il n'avait plus d'autre contentement que celui qu'il recevait d'elle. Pendant trois ans cette passion acquit une telle vigueur qu'il laissait à ses pachas l'entière administration de son Etat, et grande était sa noncha lance pour ce qui concernait l'ornement et la gloire de son empire. Voyant ce désordre, le peuple se lamentait de la cupidité des ministres qui voulaient s'enrichir de ses dépouilles. Les Janissaires, gens belliqueux et fortifiés par le continuel exercice des armes, ne se cachaient plus pour médire à gorge déployée de leur seigneur. Publiquement ils se plaignaient de sa vie efféminée qui ne rapportait plus aucune gloire à l'Ottoman. Petit à petit les murmures devinrent une sédition. Toutefois, il n'y avait pas d'homme assez hardi pour en entretenir l'empereur; on le connaissait d'une nature si terrible, cruelle et farouche, que d'un mot il eût fait perdre la vie