Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/207

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—!99— au téméraire qui lui en aurait parlé ; on le savait également si enivré de la beauté de la Grecque que la moindre parole, lui adressée pour l'en distraire, eût suffi à le jeter dans une inexprimable fureur. Car il était si bien énamouré, le pauvre empereur ; il consumait les jours et les nuits avec elle et brûlait d'une continuelle jalousie. La beauté d'Irénée était si bien gravée en son âme qu'il eût plutôt consenti à laisser ruiner l'empire qu'à se séparer d'elle. Pendant qu'il était enseveli dans ses délices, on conspirait contre lui, avec l'intention de ne plus lui obéir. On proposait même d'élire quelque empereur plus martial, dont la bravoure conserverait aux Turcs les pays conquis et reculerait encore les bornes de l'empire. Mustapha, le frère lai de l'empereur, d'un caractère généreux et loyal, et d'une telle familiarité avec son maître qu'il pouvait entrer dans sa chambre, même en présence de la Grecque, ayant saisi l'occasion qu'il souhaitait, accosta Mahomet qui, solitaire et pensif, se promenait dans les allées bordées de cèdres de son parc. Il lui fit une grande révérence selon la cou tume et lui dit : — Monseigneur, sans une crainte servile qui me retient et la peur d'encou rir votre disgrâce, je vous dirais volontiers une chose qui concerne votre salut et celui de tout l'empire. A quoi Mahomet, le visage joyeux, répondit : Chasse la froide peur qui te retiens et dis avec hardiesse ce qui me concerne. — « Monseigneur, dit Mustapha, je ne doute pas que je vous doive sembler présomptueux et téméraire en vous faisant si librement part des conceptions de mon âme. Mais le lait qui nous a été commun, le devoir de ma conscience et ma fidélité dont vous avez toujours eu l'expérience m'ont si bien talonné, que ne pouvant plus commander à moi-même, je suis con traint à vous manifester des choses que le temps et la nécessité vous feront trouver judicieuses, quoique ayant peut-être maintenant les yeux voilés par votre affection désordonnée, vous ne puissiez les admettre ou prendre en bonne part. La vie que vous avez menée depuis la prise de Constantinople et les délices excessifs dans lesquels vous êtes, depuis trois ans, plongé, ont sus cité les murmures de la populace et la conjuration des plus puissants pachas de votre royaume. Pardonnez-moi, Seigneur, si je parle si irrévérencieusement de votre salut ; il n'y a personne qui ne soit grandement étonné de cette transfor mation; vous vous êtes amolli et, dégénérant de votre ancienne grandeur, vous vous êtes si bien donné en proie à une simple femme que vous dépendez entièrement de ses caresses et mignardises sans que raison ou con seil puisse trouver place en votre cœur passionné.