Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/209

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—2ot— Jugez donc, Monseigneur, quelle a été la diligence et l'indomptable labeur de votre père. Pensez-vous que s'il fût demeuré oisif, en son palais, avec les dames, vous eussiez hérité de l'empire et seriez maintenant le maître de tant de provinces auxquelles il ne suffit pas de commander, pour celui qui ne les a pas conquises. Il y a tant de vos sujets qui vous obéissent et vous honorent, par crainte et non par amitié, qui prendraient les armes contre vous si la fortune se détournait de vous. Les chrétiens ont, comme vous le savez de longue date, juré votre ruine On dit même que le grand pontife de Rome a con voqué tous ses prélats pour réconcilier et unir les monarques chrétiens dans le but de vous courir sus, ravir le sceptre de vos mains et s'emparer de votre empire. Et savons-nous s'ils ne joindront pas leurs forces à celles du shah de Perse, votre capital ennemi, ou bien à celles du soudan d'Egypte, votre ancien adversaire. Si cela advenait, ce qu'Allah ne permette, votre pouvoir s'en irait en fumée. Reprenez donc désormais vos esprits et rappelez la raison que vous avez bannie depuis si longtemps. Eveillez- vous de ce profond sommeil qui vous a sillé les yeux, suivez, suivez la trace de vos prédécesseurs qui ont toujours préféré une journée d'honneur à cent ans de vie méprisable. Laissez cette vie efféminée et rentrez dans le sentier de votre ancienne gloire. Si vous ne pouvez d'un seul coup éteindre cette ardeur amoureuse qui ronge ainsi votre cœur, modérez-la peu à peu et donnez quelque espérance au peuple qui vous croit perdu. Ou bien, si cette Grecque vous plaît tant, qui vous empêche de l'emmener avec vous aux expéditions? Pourquoi ne pourriez- vous jouir à la fois de sa beauté et de l'exercice des armes? Vous aurez plus de jouissance à la tenir entre vos bras après avoir remporté quelque victoire et subjugué quelque province, qu'en restant dans une perpétuelle infamie, au milieu des murmures de vos sujets. Mais faites-en l'essai, je vous en conjure, et séparez-vous d'elle pendant quelques jours. Vous jugerez alors combien les plaisirs interrompus sont plus intenses que ceux que l'on reçoit à toute heure. Dites-vous que toutes les victoires de vos ancêtres ou les conquêtes que vous avez faites sont de peu de valeur si vous ne les gardez et augmentez, la gloire de garder une chose acquise n'étant pas moindre que celle de la conquérir. Soyez donc maintenant victorieux de vous-même. » Mahomet, après avoir entendu le long discours de son esclave, demeura immobile comme un tronc. Les yeux fixes vers la terre, changeant soudai nement de couleur, il donnait un témoignage assuré des diverses agitations