Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/210

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—2o2— de son âme. De sorte que le pauvre Mustapha, le voyant en cette alternative, doutait pour sa vie. Car ses paroles avaient tellement empoigné le cœur de l'empereur, que celui-ci ne savait à quoi se résoudre. Il sentait une furieuse bataille dans son âme : d'un côté, il voyait clairement que Mustapha lui avait parlé comme un serviteur dévoué à son maître 'Mais d'un autre côté, la beauté de la Grecque se représentait à ses yeux et l'appréhension de l'abandonner lui donnait une telle alarme qu'il lui semblait que son cœur lui était arraché de la poitrine à l'instant même. Ainsi, bouleversé par diverses tempêtes, sans autrement y penser, les yeux étincelants de colère et de fureur, il dit à l'esclave : Mustapha, quoique tu aies parlé fort irrévérencieusement à ton seigneur, le lait que tu as sucé avec moi et la fidélité que j'ai éprouvée en toi dans le passé te garantiront, pour cette fois, la vie. Au reste, avant que le soleil ait fait le tour du Zodiaque, je ferai sentir à toi et aux autres la puissance que j'ai sur moi-même et comment je sais me dompter. Donne l'ordre à tous les pachas et aux princes de mon armée de se trouver demain réunis dans la grande salle de jaspe de mon palais. Cela dit, l'empereur se retira près d'Irénée. Tout le jour et la nuit, il lui prodigua les plus délicates caresses, lui témoigna plus que jamais sa passion insensée. Et pour la mieux favoriser, il voulut dîner avec elle. Alors il la para lui-même de ses plus riches joyaux, les plus lumineuses et flamboyantes pierreries de l'Orient, et des plus somptueux habits tissés de soie et d'or qu'elle eût jamais portés. Il l'orna jalousement, pieusement, avec une ferveur égale à celle de ses prières. Mustapha, ne sachant quelle était la volonté de son maître, à l'heure déterminée, assembla toute la seigneurie. Chacun s'émerveillait de ce qui avait décidé le maître à donner cet ordre après être resté si longtemps reclus. Ils étaient donc assemblés, devisant chacun diversement, selon que l'affection les guidait. L'empereur entra dans la salle de jaspe de son palais, conduisant par la main la Grecque, si splendide en ses vêtements royaux, que l'on ne s'était jamais figuré les déesses aussi belles. Mahomet, après que les seigneurs lui eurent fait la révérence, tenant toujours la belle Grecque par la main gauche, s'arrêta brusquement au milieu d'eux. Puis, leur ayant jeté des regards furieux, cria d'une voix tonnante : A ce que je puis entendre, vous murmurez tous de ce que, vaincu par un violent amour, je ne puisse rester un instant éloigné de cette Grecque.