Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/230

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—222— Eekhoud. Laurent Paridael l'éclaire tout entière et, pour celui qui ne l'a pas compris, elle demeure obscure et fermée. De tous les héros de M. Georges Eekhoud, Paridael est celui auquel il a le mieux caressé son cœur. Il aime, comme s'il était son fils selon la chair, cet enfant frêle et gauche, cet orphelin naguère trop choyé, incapable de vivre au milieu de la bonté banale et indifférente des uns, et de l'hostilité ouverte et savante des autres. La sensibilité refoulée s'amasse lentement en lui, l'oppresse et l'étouffé, et se raffine en s'amassant. Et comme ses égaux le glacent, qu'un abîme de malentendus et de froissements les sépare de lui, son amour sans objet se retourne vers les inférieurs, vers ceux qui saignent comme lui, vers ceux que ses égaux ignorent ou dédaignent. C'est ici que le germe du Cycle patibulaire apparaît. C'est M . Georges Eekhoud qui l'a écrit, mais c'est Laurent Paridael enfant qui a commencé à le penser et à le souf frir. Et l'homme qui est éclos de l'enfant n'a fait que couver ces souvenirs. Cette société carthaginoise qui l'opprime, et qu'il a plutôt maudite que décrite, personnifie à ses yeux toute médiocrité, toute lâcheté et toute laideur. Il aime ce qu'elle hait, il hait ce qu'elle aime. Ceux qu'elle rejette et qu'elle vomit il les recueille et les console de leur abjection. Eux seuls sont beaux, eux seuls méritent la bénédiction de l'Art. Cri d'amour et cri de guerre, poussé par une âme passionnée, qui se soulage et se tue en le pous sant! C'est parce qu'il a eu soif et faim de justice que cet irrassasié se pro clame injuste! S'il est partial, c'est pour rétablir l'équilibre, et s'il est des choses et des êtres auxquels il ne pardonne pas, c'est parce qu'ils n'ont pas été assez charitables ni assez cléments! M. Georges Eekhoud est un évan- géliste révolté, et son amour se venge parfois par la haine. Non seulement il déteste la société, mais il déteste aussi les fleurs qui éclosent sur le fumier de la civilisation L'art, cette revanche de l'homme sur la nature, je crois qu'il l'a bravement et sincèremnt en horreur. Il célé brerait avec des transports de joie la reprise de l'homme par la nature inculte et sauvage, et son mépris de la littérature doit être profond. Heureusement, l'Art ne lui a pas rendu la pareille, et c'est avec les fleurs de cette civilisation blasphémée qu'il la fouette et qu'il la punit ! Ajoutez que M. Georges Eekhoud est un Flamand, un Flamand outran- cier et intolérant. Cette société bourgeoise qu'il insulte n'a gardé ni la langue ni les mœurs des aïeux. Peu importe que cette transformation soit fatale : l'esprit de la race, resté vivace et vibrant dans le cœur de l'écrivain, proteste et se cabre. Et il crie plus haut que la voix de la raison, comme son amour crie plus haut que la voix de la justice l Ces irréguliers qu'il excuse, qu'il loue et qu'il glorifie, portent encore sur leur chair brûlée, comme un manteau usé, un lambeau de la patrie flamande. Ces réfractaires sont en lutte contre la société qu'il abhorre. Et leur libre vie, luisante de vice et empourprée par le crime, est à ses yeux plus belle que la plus belle œuvre d'art. Telle est la genèse du Cycle patibulaire, cette œuvre enflammée et sulfu reuse où M . Georges Eekhoud s'est exprimé tout entier. Par cette clef, cha cune des nouvelles s'ouvre à deux battants, le Jardin, et Partialité, et