-334- Au moment où arrivés sur la route, ils passaient devant l'aveugle, la jeune femme s'arrêta et voulut dénouer sa voilette de tulle bleu. Et tandis que le jeune homme s'empressait, se piquait les doigts aux épingles du chapeau, distraitement son regard à elle effleura les yeux de l'aveugle. Surplombant les effroyables morsures de la face, leurs masses glauques saillaient, stupidement, leurs masses mortes, grisâtres, gélatineuses et trou bles comme deux limaces pourrissantes qui, après avoir dévoré les prunelles mortes, seraient mortes à leur tour, cramponnées là, acharnément. entre les paupières sanguinolentes et sans cils. Et dans ces gluantes gélatines d'épouvante, le soleil projetait des points de lumière, gris-clair, qui bou geaient. Distraitement, souriant toujours, de ses mêmes lèvres humides, la jeune femme, ravie en son insouci de vie heureuse faite toute de joie, de den telles mousseuses, de mièvreries frêles d'élégance, de complimensonges et d'aveux qui encore chantaient dans sa mémoire, regardait l'aveugle, gaie ment, de ses clairs et joliets yeux d'oiseau ; puis son ami, ayant fini de détacher la voilette, lui reprenant le bras : « Ne lui donne pas, surtout !... » et comme, étonné, le jeune homme se retournait vers elle, elle ajouta, dans une moue exquise de gouaillerie gami- nante : « Mais tu ne vois pas... il me fait de l'œil !... » Gustave RahLEnbeck Petites études de poétique française LE VERS ET LA PROSE a littérature française traverse en ce temps une crise profonde. Cette crise n'est, à notre avis, qu'une phase particulière d'une crise autrement large et importante, que nous avons esquis sée naguère, ici-même, dans un article sur le Vice suprême deJ. Péladan. Mais la crise littéraire mérite d'être étudiée à part ; nous nous bornerons même, ici, laissant de côté la prose, à scruter la crise de la littérature en vers. Celle-ci attire l'attention des meilleurs esprits. En un récent article publié dans les Entretiens politiques et littéraires, M. Stéphane Mallarmé
