Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/344

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—336— dans tous ses méandres la pensée de M. de Souza; son érudition trop touffue, ses formules trop nombreuses et trop peu précises font de son livre un ouvrage peu pratique en même temps que sa valeur scientifique est sujette à caution ; il abonde, toutefois, en aperçus ingénieux et intéres sants et l'étude approfondie qu'il fait des ressources rythmiques du vers de douze syllabes mérite des éloges. Il est plus malaisé de comprendre son système. M. de Souza propose de baser le rythme poétique sur l'accent oratoire. Mais il semble ne pas voir que l'accent oratoire est précisément le fondement rythmique de la mélopée ou du vers libre de M. Kahn, ainsi que nous le montrerons plus loin ; au lieu de conclure à l'adoption de la mélopée, il la combat avec véhémence et ne songe qu'à combiner l'accent oratoire avec le vers de douze syllabes. Nous ferons remarquer que les attaques mordantes dirigées contre la mélopée ne prouvent qu'une chose : c'est que celle-ci n'a rien de commun avec la versification traditionnelle. On le savait déjà. Si quelque confusion à ce sujet a existé ou existe encore, elle n'a d'autre cause que l'équivoque née de l'expression « vers libre » qui est impropre à un double point de vue. D'abord, elle désigne une disposi tion de vers reconnue par la technique traditionnelle; ensuite, le mot « vers » semble rattacher cette forme nouvelle du langage à la versification existante. L'expression proposée par M. Mallarmé : « vers polymorphe », a le même défaut. Voilà pourquoi il nous semble préférable de donner à cette forme nouvelle un nom particulier ; le mot mélopée indiquant une prédominance de l'élément musical, nous paraît être le plus convenable. C'est celui que nous emploierons dans le cours de cette étude. Les travaux que nous venons d'indiquer sont les plus récents et les plus importants, tant à cause de leur valeur propre qu'à cause de l'autorité qui s'attache aux noms de MM. Stéphane Mallarmé etSully-Prudhomme. Dans l'Enquête de M. Huret on trouvera aussi des documents intéressants. Est-il opportun d'apporter une contribution à l'étude de la crise poétique actuelle? Qu'on nous pardonne de le tenter. M. Sully-Prudhomme se demande « en quoi, dans notre langue, la ver sification diffère essentiellement de la prose ». Ainsi posé, le problème con siste seulement à rechercher les différences purement extérieures qui distinguent la versification française de la prose française. Nous pensons qu'il faut pousser les investigations plus loin. Tous les peuples civilisés ont un double langage : la prose et les vers. Il en est ainsi dans les temps modernes, il en a été de même dans les temps anciens. Si l'on découvrait que ces deux formes de langage correspondent à deux modes fondamentaux de la pensée, on en pourrait déduire des consi dérations qui simplifieraient singulièrement plusieurs éléments du problème que nous étudions. Platon nous dit : « Les choses de ce monde, telles que nos sens les per çoivent, n'ont aucun être réel; elles deviennent toujours, elles ne sont jamais, elles n'ont qu'un être relatif, elles n'existent que dans et par leurs rapports réciproques; aussi peut-on justement nommer tout leur être un non-être. Par suite, elles ne sont point l'objet d'une connaissance propre