Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/379

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-37i- de Mme de Presles ; elle s'était vieillie à plaisir, peut-être par une pudeur farouche, par une de ces coquetteries des saintes qui craignent d'inspirer une affection profane. A présent, elle se révélait sous sa véritable forme, croyait-il. Dépouillée de sa réserve vaguement austère, de son air de patronage, plus libre d'allures, plus expansive, c'était ainsi qu'avaient dû l'admirer les lions et les roués des salons d'il y a vingt ans. Une métamorphose s'opéra aussi dans les façons du jeune homme. A certains moments, il traitait la comtesse avec cette gaucherie, ces hésitations, ce mutisme, ces accès de mélancolie particuliers à l'amour qui s'ignore. Il se prenait à la couver de regards emplis d'une flamme ou d'une humidité singulière. Si elle s'était aperçue de la crise que traver saient les sentiments d'Edmond, la comtesse eût été transportée de bonheur mais eût, en même temps, été atterrée. Il commençait à l'aimer d'amour, mais la respectait trop pour oser lui avouer jamais une tendresse presque sacrilège, tant cette femme lui semblait ascendre au ciel! Tous deux se faisaient violence, s'ingéniaient à se donner le change sur leur norme passionnelle, à tel point que lorsque' Mme de Gasparheyde s'aperçut des bizarreries du jeune homme, elle les attribua au souvenir de son ancienne maîtresse et la jalousie ajouta sa brûlure à toutes les souffrances qu'elle endurait. Les veillées d'hiver les rapprochèrent au coin du foyer. Des heures entières elle tenait ses mains pressées dans les siennes. Comme un refrain ils se répétaient de douces et viriles déclarations d'amitié. — Que d'âmes tendres, se disait-elle un soir, à mi-voix, ne rencontrent qu'à l'heure de la maturité le compagnon rêvé, l'être idéal avec lequel elles auraient dû fraterniser, germer et s'épanouir ! O l'atroce et cruelle destinée qui nous met au monde trop tôt ou trop tard. Il nous faut brûler, sans arrêt, les étapes de la vie. Nul espoir de rejoindre le désiré qui nous y avait précédés ! Nulle perspective qu'il nous rejoigne jamais si nous sommes partis avant lui! Et, tout haut, s'efforçant de sourire, atténuant un peu la réflexion dou loureuse qu'elle se modulait : « Quel dommage que je n'aie pas vingt ans et que je ne sois pas un garçon, comme toi, dis? Quelle paire d'inséparables nous aurions fait ! Complètement l'un à l'autre, n'est-ce pas, dans la peine et dans le plaisir! Toutes nos frasques nous les eussions commises ensemble, nous aurions fait bourse commune... voire vie commune!... » Il l'interrompit, et ce fut la première fois que ses yeux et sa voix faillirent le trahir : « Quant à moi, je vous le jure, jamais je n'aurais pu mieux vous aimer qu'à présent; c'est comme vous êtes aujourd'hui que j'aurais