Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/392

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—384— Dieu semblait avoir disposé ce frêle abri de planches pour nous recevoir. Et nous avons vécu bienheureux, notre amour augmentant dans toutes nos souffrances, et la souffrance s'étant changée en joie de souffrir pour mériter un pareil amour. Et pour lui et pour moi je loue Dieu et humblement le remercie et lui rends grâces, qui a bien voulu nous laisser jouir de l'absolu bonheur de notre amour, qui nous a donné cet amour, qui l'a nourri de mes craintes et de mes angoisses, qui l'a fortifié de nos souffrances, qui l'a rendu complet, parfait, impérissable ; qui nous a donné d'être entièrement l'un à l'autre, qui nous a fait aimer toutes les choses qui vivent et meurent en la nature qui nous a fait comprendre la beauté du matin, la majesté des soirs, la splendeur des nuages, la magie des fleurs fraîches écloses et des perles de la rosée ; qui nous a fait aimer la mer immense éternellement changeante, le chant des oiseaux, les soupirs du vent, tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, nous donnant de retrouver et de chérir notre amour dans l'amour de toutes ces choses. Cependant, nous nous affaiblissons chaque jour et comme une flamme nous consumons lentement, mais nous marchons sans crainte vers la mort et nous l'accepterons avec joie comme nous avons accepté avec joie cette vie, car au fond de nos cœurs nous jurons que ni les souffrances de la vie ni l'éternité' de la mort jamais ne pourront nous séparer, et que pour l'éternité aussi nos âmes sont unies. Et quand mon ami sera mort, si tant est qu'il doive mourir avant moi comme nous le croyons, je collerai une dernière fois mes lèvres aux siennes, et ma bouche ne quittera la sienne que froide, glacée et muette pour les vivants, et nous nous endormirons comme nous avons vécu, dans l'exaucement parfait de notre amour, partant une fois encore ensemble pour de nouveaux pays qu'on dit sans souffrances et d'éter nelle bénédiction, quoique mon faible esprit n'en puisse concevoir de plus beau, de plus saintement et purement béni que celui où nous vivons maintenant. Mais pour toi, cher seigneur, beau prince que des parents bénis doivent avoir enfanté, n'approche point de nous, et chargé de toutes nos bénédic tions, assuré d'une place dans nos prières et dans nos cœurs pour la pitié que tu nous a montrée, poursuis heureusement ta route et prends bien soin de marcher contre le vent, car tu pourrais toi aussi être frappé de notre mal et que dirait alors la noble et belle fiancée que Dieu te garde ? — Que Dieu me garde, dit le roi se réveillant. Ma noble et belle fiancée, où donc est-elle, ciel inclément, anges du ciel, saints du ciel, Jésus, Jésus et vous madone, le pur bonheur, le saint bonheur de ces pauvres lépreux bienheureux me sera-t-il donné jamais ?