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Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/50

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—42— 1 — Non, répondirent en chœur toutes les personnes présentes. — C'est un mendiant, dit quelqu'un. Voyez, ses vêtements sont déchirés, voilà son bâton, là, dans l'ornière, et voici sa besace, ajouta-t-il, en ramas sant par terre quelque chose qui ressemblait à un sac vide. Un silence extraordinaire succéda à ces paroles, tout était calme autour de nous, on n'entendait que la respiration haletante des gens. Les plus peureux se tenaient derrière, immobiles et pensifs; de temps en temps, ils allongeaient la tête par-dessus l'épaule de leur voisin, pour jeter un rapide coup d'œil sur le mort. De tous côtés, la campagne, nue et plate, s'étendait à l'infini, comme un désert. Tout à coup, un homme m'interpella : — Tu n'as jamais vu de morts, petit? — Non, dis-je, je n'en ai jamais vu. — Alors il faut le toucher, sinon il t'apparaîtra toutes les nuits, dans tes songes. J'eus un instant l'idée de m'enfuir, mais la peur de me trouver seul au milieu des champs solitaires me retint. Je m'approchai en tremblant de tous mes membres. Si c'avait été pendant le jour, je ne me serais sans doute pas trop effrayé, mais toucher à ce corps immobile et colossal dans l'obscu rité, sous les regards de ces figures vagues qui se balançaient en silence autour de moi, me paraissait quelque chose d'épouvantablement dange reux. Je me décidai, cependant. J'étendis la main... mais je la retirai aussitôt. Finalement, dans une résolution extrême, je la posai sur le front du mort. Dieu ! qu'il était froid ! J'en frissonnai de la tête aux pieds, une foule d'idées bourdonnèrent dans mon cerveau, et pendant quelques minutes, je ne vis plus rien qu'une masse noire qui se confondait avec la terre. Cependant des pas résonnèrent dans le lointain, nous vîmes une petite lumière qui s'approchait en se balançant, et bientôt un homme, muni d'une lanterne, nous écarta pour arriver jusqu'au cadavre, auprès duquel deux ouvriers placèrent une civière. A eux trois, d'un air dégagé, ils retournèrent le mort, le mirent sur le dos, soulevèrent sa tête, puis approchèrent la lanterne de sa figure, qui apparut tout à coup violemment éclairée comme si elle se dressait au- dessus d'un brasier. Après l'avoir examiné avec attention, ils déclarèrent unanimement qu'ils n'avaient jamais vu cet homme dans le pays. Ils par laient presque bas et très lentement ; dans ce morne silence, au milieu des gens terrifiés, leurs paroles acquéraient une solennité extraordinaire; il me semblait, par moments, entendre des voix surhumaines qui sortaient des