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Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/97

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-89- l'écrasent. Avec Un pareil sujet, il était facile de glisser du sentiment esthé tique à la revendication. Meunier a été retenu par son amour profond de la simplicité, de la nature, par sa répugnance pour tout ce qui est outré et convenu. Il a vu dans l'ouvrier moins le geste transitoire, que l'attitude essentielle. Son ouvrier n'est pas en colère, il ne hait pas, il ne récri mine pas. La souffrance même n'est pas au premier plan, mais l'effort, et la misère apparaît plutôt dans la musculature décharnée et déformée, dans la dégradation de la plastique, dans la physionomie habituelle que dans l'expression momentanée. Le personnage ne dit pas: je souffre; ce sont tous les traits de son visage, toutes les lignes de son corps qui racontent sa vie de souffrance sourdement et confusément. Certes, l'œuvre de l'artiste s'imprègne de tendresse et de pitié ; il n'en demeure pas moins désintéressé des thèses rétrécissantes. A un monde horrible, il prend les éléments d'une beauté sombre, mais pure et noble, et s'il se prosterne devant la statue qu'il édifie, c'est qu'il s'agenouille, comme le héros de Dostoïevsky, devant toute la douleur de l'humanité. Tel est l'art de Meunier. Dans ses tableaux il s'occupe surtout de situer, d'envelopper son personnage; dans ses œuvres sculptées, il le réalise directement. Ce sont d'abord des paysages effrayants et mystérieux. Dans ces vues panoramiques du pays noir, dans ces échappées, dans ces horizons, tout a disparu de ce qui fait la verdoyante beauté de la terre. Les éruptions de fumée des hauts fourneaux salissent perpétuellement les deux; pas d'arbres, ni de plantes, mais de vagues verdures lépreuses; on ne voit pas, comme ailleurs, courir ou dormir les eaux ; les collines sont des terris, des tas de décombres ; les ruisseaux des vallées sont des rubans de fer où roulent des wagons, surplombés par des plans inclinés, aux lignes heurtées, où roulent d'autres wagons ; les constructions sont des usines de formes bizarres et inconnues, qui ont l'air vieux, sale, de hangars en ruines. Tout est gris, noir, fuligineux, d'un vert sombre et trouble, avec çà et là une note d'un rouge sanglant. La couleur de certains tableaux plus anciens de Meunier est lourde, souvent criarde, et manque de charme; mais ici, comme cette gamme spéciale convient, comme elle se trouve un admirable instrument d'expression! C'est à croire que l'œil du peintre avait été prédestiné à de tels spectacles et que la joie des rayons clairs, la caresse des nuances fon dues n'y pouvaient entrer. Puis, c'est l'intérieur de ces forges cyclopéennes, les vastes halls indis tincts, où se courbent des arches inquiétantes, où l'on devine béantes les gueules des puits, où dans le jour crépusculaire flambloient d'éblouissantes fournaises. Ou bien les villages de mineurs, aux rues montueuses, bordées de souffreteuses petites maisons aux toits rouges, naïvement coloriées de vert, de jaune ou de bleu; et ce n'est plus tragique, ceci, mais c'est indici- blement triste et obsédant. Dans maints tableaux, le personnage humain, traité, comme tout le reste, à grands coups de pinceau fiévreux et sommaires, apparaît : l'ouvrier en action, les muscles tendus; l'ouvrier au repos, affalé; la hiercheuse qui garde, sous le costume masculin de grossière toile, une grâce féminine et garçonnière ; la glaneuse de charbon, ployée sous son fardeau, et surtout, dans le Soir, la bande des mineurs qui s'en retournent la besogne faite, hâves, maigres, les reins cassés, muets, sous un ciel qui est l'image de leur vie et pèse sur eux comme une fatalité.