Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/98

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—9o— Mais c'est Meunier sculpteur qui a érigé ses types définitifs. Les Ouvriers, un fragment de haut-relief qui représente deux hommes, l'un criant dans l'effort, l'autre impassible en apparence et concentré dans la contention, est une œuvre de premier ordre, une splendide synthèse de la force. Nul sculpteur ne donne plus que celui-ci la sensation de la vie, des attitudes, des mouvements observés, dérobés à la fuyante nature, nul ne donne moins la sensation du modèle à tout faire mis en pose à l'atelier. Comme les sujets sont nouveaux, la plastique est renouvelée, sans trace de système académique de profils et de lignes. A l'impression de vérité s'ajoute celle de grandeur, de large unité qui se dégage de masses forte ment accusées, que le détail sert et ne contrarie pas. On retrouve ces qualités dans chacune des statuettes ou des réductions de statues exposées : nous ne pouvons les rappeler toutes, mais tirons hors de pair le Puddleur assis, le Grisou et le geste sublime de la mère qui reconnaît le cadavre de son enfant, la Glèbe et ses traîneurs de charrue courbés vers la terre comme des bêtes de somme, le Faucheur qui a dans le corps le rythme de son mouvement machinal et enfin le Christ que nous avons signalé ici lors de l'exposition d'Anvers, vrai Christ des ouvriers humiliés et offensés, pauvre corps anguleux tel qu'en peignirent les vieux maîtres allemands, tête lourde de toutes les souffrances assumées, penchée dans un immense accablement comme si elle ne devait jamais voir luire une promesse de rédemption. Par là, en ce suprême aboutissement, s'affirme le caractère noir, pessimiste, désespéré de l'œuvre de Meunier, tel qu'il se présente dans son ensemble aujourd'hui. Quelques lithographies récentes d'Odilon Redon. L'album de six planches intitulé Songes (i) se rattache au groupe de publications d'Odilon Redon auquel appartiennent Dans le rêve, A Edgar Poe, les Origines, Hommage à Goya, la Nuit et les Pièces modernes. Débarrassé du souci d'interpréter la pensée d'autrui, parfois antinomique à sa manière propre, Redon s'y manifeste plus pur, plus essentiel, et l'impression de son art s'en dégage intégrale, non plus contrariée, comme dans ses deux tentations de saint Antoine et dans ses Fleurs du Mal, par l'impression discordante d'une œuvre préexistante inégalée. De nouveau les lithographies sont soulignées d'une épigraphe qui indique vaguement l'orientation du rêve. I... c'était un voile, UNE EMPREINTE... — A deux hautes colonnes d'un temple de nuit, un voile est suspendu, semblable au linge miraculeux de Véronique, où s'empreignit la face de Jésus-Christ. Spectrale, elle apparaît, et c'est un visage de souffrance, un visage de lucide pitié, mais de reproche aussi. Entre les boucles flottantes de la chevelure, le plan d'un front pensif, griffé d'épines, s'agrandit en descendant sur l'arête droite du nez. La ligne mince de la bouche barre de silence le bas imprécis de la figure où la volonté (1) 8o exemplaires, 1891.