Page:La Jeune Belgique, t9, 1890.djvu/204

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montante avenue d’arbres : obstacle ingénieux à montrer que chacun doit dépouiller, là, tout faste de venue et d’équipage, et qu’une fois entré sur le domaine de la Dame on doit s’en remettre au soin de ses luxes hospitaliers.

J’ai suivi seul la longue avenue dans le silence et le soir.

O menteuse et folle Lucile, pourquoi m’avais-tu promis tant de mensongères délices, par ton allure, de royales demeures d’élégance, par ta chevelure, la douceur des soies et le prestige des ors, par ta voix, les chansons et les rondes, par tes lèvres, la couleur et l’ivresse des vins sacrés, par tes seins, la beauté des fruits, par tes yeux, les eaux tranquilles où le songe descend parmi les barques et les cygnes et les mirances des arbres et des nobles pierres !
O Lucile, le triste pèlerinage au château de ton âme !
Sans joie j’ai frissonné en la désuétude des chambres et le désert du silence, ô demeure de cendre ! et, en partant, mon regard aux façades frustes et aux frontons nus, masques d’une irrémédiable misère intérieure, les revit au mirage d’une eau morte et environnante vaciller, se dissoudre et comme fondre en quelque néant l’illusion de leur mensonge.
De l’aube au soir, du soir à l’aube j’ai revu les routes et les ponts, et les bornes blanches dans l’ombre, les plaines, les monts, les villes et qu’aurais-je eu à répondre si le mendiant du carrefour qui tendit la main à l’obole, si les enfants du village qui grimpèrent au marche-pied pour quêter quelque aumône ou quelque aubaine que leur refusèrent l’égoïsme et le vertige de mon désir, eussent cassé d’une pierre la vitre de la berline où revenait, triste et vaincu, le désastre de mon songe !

Henri de Régnier.