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DUEL SUR DUEL



Lorsque, au bras de son mari, Mme Valentine Serre se promenait sur l’esplanade, grande, souple et lente, le visage vaguement éclairé d’un sourire indifférent, les jeunes gens de la petite ville suivaient d’un long regard cette statue qui marchait. Ils la trouvaient bien belle, malgré la sobriété svelte de ses lignes, et leurs songes émus lui faisaient une invisible et ardente escorte.

Elle ignorait les rêves soulevés sur ses pas et, si elle eût deviné leur accompagnement, s’en fût irritée comme d’injures grossières. Elle était restée la rougissante et irritable pensionnaire qui ne comprenait même pas les plus anodines plaisanteries de ses camarades et qui se fâchait du moindre mot la concernant. Comme elle avait toujours passé pour « un peu bête », on l’avait trop raillée sans doute dans son enfance. Elle était devenue sauvage et susceptible.

Elle eut une fille. Elle l’aima d’abord comme une poupée qu’on lui permettait sans se moquer d’elle.

Dès que la petite eut deux ans, les vingt ans de Valentine trouvèrent en elle une camarade, quelqu’un qu’elle n’étonnait pas trop. Les deux enfants passèrent les journées entières à gazouiller ensemble, comme des oiseaux qui n’ont rien à dire et qui chantent.

Pourtant Valentine avait une passion. Une passion froide, l’avarice. Une avarice étroite et puérile, comme tout ce qui logeait en ce cerveau puéril et étroit ; une avarice sans idées soudaines, sans brusques illuminations ; une avarice qui économise et qui ne gagne pas, qui n’ose jamais jouer, même à coup sûr. Une avarice qui ne sème pas, parce que la récolte est lointaine, parce qu’il y a des orages en été, parce qu’il serait trop pénible vraiment de jeter la graine.