Page:La Lecture, magazine littéraire, série 3, tome 12, 1899.djvu/51

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d’immenses moustaches de teinte plus claire tombaient en longues spirales. Il était Allemand, et s’appelait Svengali, parlait le français couramment mais avec un fort accent. Sa voix éraillée et dure se cassait par moment en un désagréable fausset.

Son compagnon, aussi misérablement vêtu, était un petit Bohémien basané dont les yeux marrons, longs, doux et caressants, comme ceux d’un épagneul, éclairaient un visage défiguré par des marques de petite vérole.

Dans ses mains courtes et nerveuses, aux ongles rongés, il tenait un violon et un archet sans étui.

— Ponchour, mes envants, dit Svengali. Che fous amène mon ami Cheko, qui choue du violon comme un anche !

Little Billee, qui adorait la musique, se leva d’un bond et dans son plus pur français — qui laissait encore beaucoup à désirer,   — fit à Gecko un accueil empressé.

— Ha ! le biano ! fit Svengali, jetant son béret et son collet sur le plancher. J’espère qu’il est pon et pien t’accord !

Et ouvrant le piano il commença à faire courir ses doigts sur les touches avec cette sûreté d’exécution, cette aisance qui révèlent le maître.

Puis il exécuta l’Impromptu de Chopin en la bémol avec un tel brio que le cœur de Little Billee était prêt à se rompre. Jamais, jusqu’à ce jour, il n’avait entendu jouer du Chopin, à peine dans de petites soirées de province, avait-il entendu d’innocentes balivernes inventées pour mettre la compagnie à l’aise et encourager les gens timides et les pauvres causeurs.

Jamais Little Billee ne devait oublier cet Impromptu, qu’il était destiné, d’ailleurs, à entendre de nouveau, et dans quelles circonstances !

Ensemble, Svengali et Gecko firent un concert divin : petits morceaux courts, mélodies, fragments, des bribes, des riens mais pleins de force et de sentiments, faits pour charmer, attendrir, attrister ou affoler, — czardas, danses bohémiennes, plaintes d’amour hongroises, qui provoquèrent chez Taffy et le Le Laird un enthousiasme presque égal à celui qui secouait Little Billee.

Quand ces grands artistes s’arrêtèrent pour fumer une pipe, les autres trop émus pour rien oser dire, restèrent immobiles et silencieux.

Brusquement le marteau de la porte retentit à nouveau, bruyamment, et une voix claire, chaude, très particulière, qui eût pu