Page:La Lecture, magazine littéraire, série 3, tome 12, 1899.djvu/54

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Sans s’apercevoir de la surprise mélangée de curiosité et d’embarras qu’elle provoquait, elle tira de la poche de sa capote un paquet enveloppé de gros papier, et dit :

— Je vais déjeuner, si vous le permettez. Je suis modèle, vous savez ; et midi vient de sonner — la récréation. — Je pose pour l’ensemble chez Durien le sculpteur, à l’étage au-dessous.

— L’ensemble ? fit Little Billee, tout saisi.

— Oui… l’ensemble, tête, mains, pieds, tout… les pieds spécialement.

Jetant en l’air sa pantoufle et allongeant la jambe droite, elle continua :

— V’la mon pied, le plus joli de tout Paris !… Il n’y en a qu’un qui puisse rivaliser avec lui, et c’est celui-là… Et éclatant d’un rire qui donnait l’idée d’une giboulée de perles, elle avança son autre jambe.

De fait, ces pieds aux courbes gracieuse, aux lignes parfaites, avaient la chair transparente et rosé des bébés, et étaient d’une forme aussi harmonieuse que ceux des plus beaux morceaux de sculpture ou de peinture.

Alors Little Billee, qui, par un don divin, connaissait la forme et la couleur idéales de tout membre humain (si différentes de celles que nous voyons chaque jour), fut complètement transporté à la vue de ce pied réel, bien vivant, et pourtant d’une perfection si irréprochable. Il jugea qu’un tel piédestal prêtait une olympique et antique dignité à cette créature qui, un instant auparavant, apparaissait presque grotesque avec son épaisse capote militaire, son jupon court pour tout vêtement.

Le fac-similé en plâtre de ce pied, mince, ni grand, ni petit, survit encore.

Bien des ateliers d’un bout à l’autre du monde le possèdent sur leurs planches, où il provoquera encore et toujours l’émerveillement des artistes présents et à venir.

Et le pied d’une femme peut être un chef-d’œuvre comme la main, plus, peut-être ; mais il possède rarement toute sa beauté, déformé qu’il est par la chaussure. Fâcheux effet de la civilisation ! Il est vrai qu’il peut être parfois, de par la nature, la plus vilaine chose du monde, même chez la créature la plus séraphiquement belle, et alors il arrive que cette disgrâce physique peut suffire à refroidir, à tuer même la plus vive des passions, à dissiper les jeunes rêves d’amour, et à navrer le cœur…