Page:La Lecture, magazine littéraire, série 3, tome 12, 1899.djvu/57

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souvent lui-même. Moi, ça ne me fait pas pleurer… Il y a des gens qui disent que je ne peux pas chanter une note, mais ce que je sais, c’est qu’il m’a souvent fallu chanter Ben Bolt six ou sept fois de suite dans des tas d’ateliers ; je varie, voyez-vous, pas les paroles, mais le ton. Il n’y a pas longtemps, d’ailleurs, que je me suis mise à la musique. Connaissez-vous Litolff, le grand compositeur ? Eh bien, il est arrivé chez Durien l’autre jour comme je chantais et il a dit que la grande Alboni ne pouvait ni monter si haut, ni descendre si bas que moi, et que sa voix n’était pas moitié si puissante que la mienne. Il m’en a donné sa parole d’honneur et il a ajouté, que je respirais aussi également qu’un enfant et que j’avais seulement besoin de régler un peu ma voix.

— Qu’est-ce qu’elle tit ? demanda Svengali.
« Mon père chantait Ben Bolt » dit Trilby.

Alors, elle répéta en français et en très bon français, tout ce qu’elle venait de dire.

Son ton n’était point, il est vrai, celui qu’on a coutume d’entendre à la Comédie-Française ou au faubourg Saint-Germain, mais il n’avait rien de vulgaire ni même de commun : un français original et expressif, drôle sans être canaille.

— Barpleu ! il a raison, Litolff, dit Svengali. Je vous assure, Matemoisselle, que je n’ai jamais eudentu un foix qui puisse égaler la fôtre ; vous afez une dalent tout à fait exceptionnel.

Elle eut un éblouissement de joie, tandis que les autres, dans leur for intérieur, traitaient Svengali et Litolff de brutes pour avoir abusé ainsi de la crédulité de la petite. Celle-ci se leva, secoua les miettes de pain dont elle était couverte et dit en anglais :

— Il faut que je m’en aille. La vie n’est pas faite de plaisir, mais qu’est-ce que ça fait si on a le cœur content.

En s’éloignant, elle s’arrêta devant la peinture de Taffy — un chiffonnier, la lanterne à la main, scrutant un tas d’ordure. Car Taffy était, ou se croyait être alors un passionné réaliste. Depuis, il changea et ne peignit plus que des rois Arthur, des Lancelot, et des Ladies of Shallot.