Page:La Madelène - Le comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, 1859.djvu/52

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l’Avon. On n’en meurt pas, c’est tout ce que je puis dire. T’imagines-tu ce que c’est que de se trouver sans transition, comme je l’ai fait, dans un cercle de matelots et de domestiques ? La première heure est une heure cruelle. Certes, on ne manque pas de bonnes raisons qui font appel à plus de stoïcisme, mais pour moi, comme pour toi, la vie est faite de sentiments. Il y avait à bord une douzaine de Français, un vicomte de bon aloi, de Touraine, je crois, réactionnaire fougueux quoique ne manquant pas d’esprit, un gentilhomme breton, assez Gazette de France, bon diable et fort têtu ; un M. de Navailles, payeur à la Guadeloupe, homme bon, spirituel et sensé ; deux Bretons inoffensifs, quoique capitaines au long cours ; un monsieur qui, ayant beaucoup voyagé, se croyait dans l’obligation de se montrer très-réservé ; un épicier de Bordeaux, gasconnant comme un forcené, un M. Jocrisse, et enfin le frère d’un banquier californien. . . . . . . . . . . . Ces MM. ont bien voulu reconnaître, après quelques jours de traversée, que je pouvais, quoique passager de l’avant, frayer avec eux sans les compromettre. Cette société m’a fait paraître le temps plus court, bien qu’en dignes Gaulois nous ayons braillé politique pendant les trois quarts de la traversée.

» Je devrais, mon cher E…, en bon voyageur, si je l’étais, te faire une description détaillée de Madère avec la pittoresque avant-garde de Porto-Santo. Ces paysages-là sentent le maître. Salvator n’eut pas mieux fait. Crêtes sombres dont les silhouettes hardies coupent le ciel, rochers calcinés que lèche l’indigo des vagues, horizon blanc, ciel de feu, tout cela, mon ami, vaudrait la peine qu’on charge sa palette ; mais songe que j’écris sur un pont qui tremble, et que mon amitié pour toi est seule assez forte pour m’empêcher de briser l’atroce bec de fer que je tiens entre mes doigts. Le moyen d’être peintre et poète dans de pareilles conditions !

» L’épicier bordelais me joignit sur le pont, en face de cette île, sœur des des Fortunées, et m’apprit que Madère produit un vin fort estimé ; je le remerciai du renseignement et l’assurai que j’en vérifierais l’exactitude à notre arrivée à terre. Quoique passager prolétaire, j’avoue que je n’y manquai pas. Il nous est mort à bord un major anglais