Page:La Madelène - Le comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, 1859.djvu/51

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la Californie est au bout. Combien peu, sans-doute, y trouveront la satisfaction de leurs désirs, et moi-même, quel sort m’attend au terme de ce voyage !

» Certes ! j’ai déjà bien souffert. Depuis mon départ de l’Europe, je vis aux dernières places, à peine nourri, point couché, confondu avec des goujats, j’ai encore vingt-cinq jours à subir cette existence. Loin de la voir s’améliorer, je la vois s’aggraver en Californie, cependant je ne me repens pas et je m’applaudis d’avoir pris cette résolution. Au milieu même de ma misère actuelle, et plus que jamais, je sens que je ne puis vivre en France, à moins d’y posséder la vigoureuse indépendance de la fortune. Y parviendrai-je ? Dieu le sait. Moi, j’espère à peine. Je me trouve amené tout naturellement à penser à ta propre vie, mon cher E… Pauvre ami, comment fais-tu pour être malheureux ? car tu l’es ? Que te manque-t-il ? à mes yeux, rien, puisque tu possèdes une bonne partie des choses que je désire, et qu’il ne tient qu’à toi de te donner le reste. Si à cette heure tu grouillais comme moi, pêle-mêle avec un tas de galapians, parqué dans un navire où l’on étouffe, avec de la viande salée et de l’eau exécrable ; si tu en étais là, de quelle auréole charmante ta vie actuelle t’apparaîtrait entourée ! Je te le disais à Paris, je te le répète aujourd’hui, essaye. Quitte la France avec six chemises et point de domestique, fais-toi misérable, mais réellement misérable pendant un an ou deux ; voyage, fais le tour du monde, et quand tu retrouveras ta mère, Paris, tu ne penseras plus à te plaindre, tu seras heureux.

» Mais, niais que je suis, je te fais de la morale, je te donne des conseils… comme si cela servait jamais à quelque chose ! Tu veux que je te parle plutôt de moi et de ce qui m’entoure. Laisse-moi maudire cette exécrable plume de fer et le navire qui roule, et je te satisfais.

» Je suis parti de Southampton le 17 mai, à bord de l’Avon, superbe steamer de 4,800 tonneaux. On assure que les passagers y jouissent de tout le confort imaginable. Le fait est que j’ai vu de vastes approvisionnements de moutons, de volailles et de légumes frais ; une vache même était à bord ; mais, ô malheureux E…, j’avais une place de matelot, et je ne puis te parler que de la viande salée et du biscuit de