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PREMIERE PARTIE


entrepriſe, pourvoir dans la ſeconde quelle opinion nous devons avoir de la vie de cer-

    action purement morale des Infideles avoient quelque ſorte de mérite. Ainſi dans l’Exode les deux Sage-femmes Phua & Sephora reçoivent la bénediction de Dieu, pour avoir épargné les Enfans Hébreux, contre le cruel commandement de les faire mourir. Ainſi Daniel exhorte Nabuchodonoſor de racheter ſes pêchés par les aumônes : & pour ne point oublier la Loi de Grace, n’y avons-nous pas le témoignage que le Saint Eſprit rend à l’Eunuque de la Reine de Candace, qui par le bon uſage des foibles lumieres qu’il avoit, invita la bonté de Dieu de lui communiquer les ſurnaturelles ? Ie dis qu’il l’invita, non point qu’il les meritât ; parce que je ſai bien que la volonté de l’homme ne peut rien pour ſon ſalut, ſi elle n’eſt ſecouruë de la Grace ſurnaturelle de Jeſus Chriſt. Cela ainſi ſuppoſé, ne ſommes nous pas contraints d’avoüer, que Dieu a recompenſé de méchantes actions, ou que celles de ces deux femmes Infideles ont été moralement bonnes ; & que Daniel exhortoit Nabuchodonoſor à des crimes, le portant aux œuvres de pieté, s’il eſt vrai qu’on ne puiſſe rien faire d’agréable à Dieu ſans un ſecours ſurnaturel ? Voici la raiſon. Pourquoi la volonté de l’homme conſidérée dans la pure Nature, ne ſe pouroit-elle pas élever à quelques actions loüables & vertueuſes ſans la Gracé, de la même façon, que
    ſon Entendement peut connoitre beaucoup de vérités naturelles ſans l’aſſiſtance de la Foi ? N’eſt-il pas ridicule de dire, que parmi les Païens un enfant qui ſaluë ſon pere, & qui par une pieté naturelle lui rend ſes devoirs pèche ? Qu’un homme qui s’expoſe pour le ſalut de ſa patrie, qui ſoulage la miſere de ſon prochain, ou qui ſe fait violence pour ne pas tomber dans quelque impureté, quoi qu’il ſe porte à ces actions par le ſeul motif de l’honnêteté qu’il y a dans ces actions, ſe ſoüille de crimes ? Certes, les Saints Peres n’auroient pas tant loüé l’action de ce Spurina, qui pour ne point donner de ſales mouvemens aux femmes, ſe défigura volontairement, ſi ſa généroſité étoit indifférente ou vicieuſe.

    On exclame ici que cette doctrine va inſenſiblement dans l’indifférence des Réligions, qu’elle ruine la Grace du Sauveur, établiſſant un autre principe du mérite que ſon Sang. A n’en point mentir, ſi elle étoit ſi outrageuſe à ſa bonté, que de renverſer ſa Croix : j’eſtime qu’il n’y auroit pas aſſez de ſupplices dans l’Enfer même pour punir ceux qui oſeroient la publier. Mais il y a grande différence entre faire des actions, qui ſoient moralement bonnes, & en faire qui le ſoient Chrétiennement ; celles-là étans inſuffiſantes, celles ci abſolument néceſſaires au ſalut. Il y a grande différence

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