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LA NATURE.

sir de les entendre, la même déférence ; et cependant combien les deux maîtres étaient différents ! Dupuytren avait une puissante constitution, une belle stature, une physionomie hautaine, le regard sévère. Grave, solennel, imposant, il tenait la foule à distance. Lorsque le moment était venu de prendre la parole, sa voix au début semblait presque éteinte ; ensuite elle s’élevait peu à peu, puis remplissait toute la salle ; il s’animait alors et bientôt, par son élocution claire, facile, abondante et correcte, il s’emparait de l’esprit de son auditoire, qu’il tenait suspendu à ses lèvres. Nélaton était simple et digne ; son attitude, son langage, ses manières, tout en lui exprimait la bienveillance ; les élèves l’entouraient et l’abordaient sans crainte ; aux réflexions et objections qu’on lui soumettait il répondait volontiers, discutait quelquefois et toujours sur le ton de la simplicité et de la plus grande courtoisie. Être utile à ses malades, instruire ses élèves, remplir, en un mot, la haute mission qui lui était confiée, la remplir le mieux possible, telle était sa grande et sa seule préoccupation. Il avait aussi le don de la lucidité, et le don, plus rare, de captiver l’attention de ses auditeurs. Mais il arrivait à ce but, moins peut-être par les formes brillantes du langage que par les développements cliniques dans lesquels il entrait et sur lesquels il savait répandre le plus vif intérêt. Dupuytren restera comme le type le plus accompli du professeur, et Nélaton comme le modèle le plus parfait du clinicien[1]. »

M. Sappey, comme on le voit, rend surtout hommage au clinicien ; un autre biographe de Nélaton nous donne sur le praticien quelques intéressants documents.

« Comme opérateur, dit ce biographe, Nélaton était surprenant, incomparable. Il y a peu d’opérations qu’il n’ait portées à leur perfection : le traitement des polypes naso-pharyngiens, la suture intestinale dans l’établissement d’un anus contre nature, l’opération du bec-de-lièvre, la suture des os, etc., voilà des opérations dont il a, par sa pratique, définitivement constitué le manuel opératoire. Son esprit était plein de ressources : avec un morceau de bois, un fil de fer, des ciseaux, il improvisait un instrument ou un appareil. Par goût, et un peu par vanité, il évitait dans les opérations ce déploiement d’appareils et d’instruments : « je n’aime guère, disait-il, la chirurgie à grand orchestre ; » et sa main petite, sèche, velue, aux doigts pointus, mal onglés et au long pouce, semblait jouer avec les difficultés et les obstacles. »

Son sang-froid égalait sa dextérité. « Quand on a fait un diagnostic correct et que l’on sait où l’on va, disait-il, on ne risque jamais rien. »

« Si vous avez le malheur, en opérant, de couper la carotide d’un homme, répétait-il quelquefois, rappelez-vous qu’il faut environ 2 minutes pour que la syncope se produise et environ autant de minutes pour que la mort ait lieu. Or, quatre minutes, c’est quatre fois le temps suffisant pour placer une ligature sur le vaisseau pourvu que vous ne vous pressiez pas. » Ne jamais se presser ! telle était la formule de son sang-froid et le secret de sa promptitude opératoire. « Vous allez trop vite, mon ami, disait-il un jour à un de ses aides, nous n’avons pas, vous le savez, de temps à perdre. »

En 1867, Nélaton donna sa démission de professeur de clinique chirurgicale ; il fut nommé professeur honoraire. L’année précédente, il avait été nommé chirurgien de l’empereur ; l’opération qu’il avait réussie sur le jeune prince impérial, en 1865, contribua singulièrement à illustrer son nom. Mais le mérite de cette opération avait été singulièrement exagéré, Nélaton se plaisait à le reconnaître lui-même. Le diagnostic, devenu légendaire, de la blessure de Garibaldi, fut encore, dans la vie de Nélaton, un événement important qui contribua puissamment à le rendre populaire, et qui devint, tant il eut de retentissement, le thème de chansons populaires (1862).

Nélaton avait été nommé commandeur de la Légion d’honneur le 24 janvier 1863 ; un décret du 14 août 1868 l’éleva à la dignité de sénateur. Ce grand praticien n’a publié que quelques rares ouvrages, dont la plupart sont des œuvres collectives[2].

On lui a reproché de n’avoir pas assez écrit, mais, où et comment en aurait-il trouvé le loisir ? Il se levait souvent à quatre heures du matin pour préparer ses cours, et tous les instants du jour étaient consacrés au travail. Vers la fin de sa belle carrière, il y avait parfois plus de soixante visiteurs qui remplissaient son salon à l’heure de la consultation et attendaient avec impatience les oracles du maître. Si Nélaton n’a pas écrit, il a fait faire des progrès importants à la pratique chirurgicale, simplifiant les opérations, perfectionnant les outils et les appareils, transmettant à ses nombreux élèves ses méthodes et ses procédés. — Comme homme, Nélaton était simple, affable et bienveillant ; il avait cependant peu d’amis. Sa vie, longtemps prospère, était devenue intolérable depuis quelques années. Une affection organique du cœur condamnait au repos cet esprit si actif, qui n’avait jusque-là connu que le mouvement. Depuis deux mois, la maladie, avait fait de grands progrès. Nélaton ne se dissimula point la gravité de son état ; il ne tarda pas à perdre toute illusion, mais n’en eut pas moins l’énergie d’attendre sa fin prochaine avec la résignation des âmes fortes. Après avoir noblement vécu, il sut bien mourir

  1. Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 26 septembre 1873.
  2. Voici l’énumération des principaux écrits de Nélaton : Recherches sur l’affection tuberculeuse des os (thèse, 1837, in-8o) ; — Traité des tumeurs de la mamelle (1839, in-8o) ; — de l’Influence de la position dans les maladies chirurgicales (1851) ; — Éléments de pathologie chirurgicale (1844-1860, 5 vol. in-8o). — Cette dernière œuvre capitale a été faite avec la collaboration de quelques-uns de ses élèves, qui y ont résumé les principaux points de la pratique et de l’enseignement du maître.