Page:La Nature, 1873.djvu/322

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
314
LA NATURE.

lutions antérieures à l’existence de toutes les nations ? Nous admirons la force par laquelle l’esprit humain a mesuré les mouvements du globe, que la nature semblait avoir pour jamais soustraits à notre vue ; le génie et la science ont franchi les limites du temps ! »


LES CRIQUETS DÉVASTATEURS

(Suite et fin. — Voy. page 230, 258, 298.)

Notre colonie algérienne est véritablement une des contrées où les acridiens méritent le nom biblique de plaies, tant leurs apparitions y sont calamiteuses. L’espèce principale, cause du mal, est l’Acridium peregrinum, vulgairement sauterelle volante, voyageuse d’Afrique. Devant ses apparitions maudites on néglige, comme insignifiants, les méfaits du criquet migrateur et du criquet italique, que possède aussi l’Algérie. Au dire des Arabes, le pays est ravagé à fond en moyenne tous les vingt-cinq ans, sans compter les dégâts partiels. Dans ce siècle, une première grande invasion eut lieu en 1816, et la famine et la peste en furent la conséquence. En 1845, l’Algérie fut de nouveau éprouvée en entier par le fléau des acridiens, et le mal se prolongea pendant quatre ans ; cette invasion eut peu de retentissement, étouffée sous les faits de guerre de cette époque, et surtout parce que les cultures des Européens étant encore peu développées et n’occupant que des étendues restreintes de territoire, les plaintes furent minimes. Il n’en fut pas de même en 1866 ; la pacification était depuis longtemps complète, et les efforts des colons avaient voulu répondre par une démonstration palpable aux détracteurs de la culture algérienne. La terre était revêtue de la plus splendide parure quand les essaims faméliques, sortis du Sahara, vinrent de nouveau envahir toute la colonie, et les désastres méritèrent le nom de calamité publique qui leur est donné dans le rapport du Comité central de souscription, présidé par le maréchal Canrobert (Moniteur du 6 juillet 1866). L’invasion commença au mois d’avril ; les criquets, sortis des gorges et des vallées du sud, s’abattirent d’abord sur la Mitidja et le Sahel d’Alger ; la lumière du soleil était interceptée par leurs nuées ; les colzas, les blés, les orges, les avoines furent dévorés, et les insectes dévastateurs pénétrèrent même dans les maisons, déchiquetant les habits et le linge. Les Arabes tentaient d’empêcher par de grands feux et d’épaisses fumées la descente des essaims affamés. À la fin de juin, les larves sorties des œufs, mourant de faim en raison de la déprédation précédente, comblaient les sources, les canaux, les ruisseaux. L’armée, par corvées de plusieurs milliers d’hommes, réunit ses efforts à ceux des colons et des indigènes pour enfouir les cadavres amoncelés, mais avec peu de succès devant le nombre immense des criquets. Les moyens les plus efficaces pour détruire la fatale engeance sont les suivants : ramasser avec de grands filets traînants les insectes vivants, surtout le matin où ils sont encore engourdis, et le soir où ils commencent à dormir, les mettre en sacs et les enterrer profondément ou dans des bains de chaux ; c’est la chaux qui sauva en 1845 la belle commune d’Hussein-Dey. Le feu est aussi un puissant auxiliaire. En 1866, le garde champêtre d’Hussein-Dey, nommé Fontanille, garantit comme il suit les beaux jardins de cette localité : disposant de soldats, il recherchait les bandes de jeunes criquets encore aptères, et les dirigeait vers des massifs préparés de chaumes et de broussailles, et, lorsqu’il en avait amené ainsi des masses considérables, il mettait le feu. À l’Alma, où convergeaient de nombreuses et grandes bandes de larves qui longeaient la rivière, on avait découpé le terrain en grands fossés, plus larges au fond qu’à l’entrée, et des hommes, munis de balais, y amenaient les bandes d’insectes qu’on ensevelissait sous les déblais. Il faut avoir soin de ramasser, de mettre en tas et de brûler ou enterrer les cadavres des criquets, de peur d’infection. Enfin le meilleur procédé de destruction est de s’attaquer aux glèbes d’œufs. On retourne à la charrue ou à la herse les terres meubles où les femelles aiment à pondre ; la plupart des œufs périssent par l’effet seul du soleil qui les dessèche. En outre, on peut facilement les faire ramasser à la main, ou employer, pour fouiller les terres vagues, de jeunes porcs très-friands des œufs ; enfin les oiseaux deviennent d’un secours efficace une fois les œufs mis à découvert. En certain nombre d’animaux sont, en effet, les auxiliaires de l’homme dans la chasse aux sauterelles, et il est urgent de s’opposer à leur destruction en Algérie. Ce sont les musaraignes et les hérissons, les corbeaux, les étourneaux, la huppe, le rollier, le martin roselin, le martin triste, etc. ; puis les couleuvres, lézards et crapauds.

Ce qui a manqué, principalement en Algérie, en 1866, ce ne sont pas les moyens défensifs, mais l’absence d’entente et de direction générale. On parviendra à agir avec quelque efficacité contre ces insectes quand il y aura corvée universelle, obligatoire contre eux, et surtout surveillance exacte. C’est également le seul moyen en France de diminuer les ravages des hannetons, en obligeant tous les propriétaires à la chasse des adultes avant la ponte. Il faudrait une police rurale, bien organisée et nulle en pratique jusqu’à présent.

Revenons à l’Algérie. En 1866, les provinces d’Oran et de Constantine furent envahies presque en même temps. Le sol était jonché de criquets à Tlemcen, où, de mémoire d’homme, ils n’avaient paru. Ils attaquèrent à Sidi-Bel-Abbès, à Sidi-Brahim, à Mostaganem, les tabacs, les vignes, les figuiers, les oliviers même, malgré leur amer feuillage ; à Bélizane et à l’Habra, les cotonniers. Les mandibules des criquets entament même les feuilles épaisses de l’aloès et les tiges épineuses des cactus. La route de 80 kilomètres, de Mascara à Mostaganem, était couverte de cadavres d’acridiens sur tout son parcours. On les rencontra dans la province de Constantine, du