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LA NATURE.

les chimistes anglais et français, dans lesquelles il n’eut pas le dessus. Les Anglais cependant admiraient son talent ; ils lui étaient reconnaissants de ses efforts pour faire de l’agriculture un art basé sur de solides principes scientifiques, et en 1856 on ouvrit, en Angleterre, une souscription publique, et sous l’impulsion de sir David Brewster, on réalisa une somme de vingt-cinq mille francs qui fut en partie remise à Liebig, et en partie consacrée à l’achat de cinq pièces d’argenterie destinées à rappeler à chacun de ses enfants l’estime dans laquelle l’Angleterre tenait leur glorieux père.

Les honneurs lui étaient venus. En 1840, la société royale de Londres lui avait décerné la médaille de Copley, et l’avait appelé dans son sein. En 1845, le grand duc de Hesse Darmstadt l’avait fait baron ; enfin en 1861, notre académie des Sciences l’avait nommé un de ses huit associés étrangers.

Le caractère dominant de l’œuvre de Liebig est le désir d’être utile, et de l’être immédiatement ; de là ses travaux appliqués à l’agriculture, de là ses ouvrages plutôt destinés au public qu’aux savants : son Traité de Chimie appliquée à la Physiologie végétale et animale; ses Lettres sur la Chimie, ses Lettres sur l’Agriculture qui eurent un si grand retentissement : enfin son dernier ouvrage : les Lois naturelles de l’Agriculture, dans lequel on rencontre tant de vues ingénieuses, tant de renseignements précieux, un peu confondus sans doute, sans grand ordre ni méthode, à l’allemande, mais qui resteront cependant comme une marque de sa bienfaisante activité ; il ne se lassait pas, il savait que les plaines herbacées de l’Amérique méridionale nourrissent un nombreux bétail qu’on exploite seulement pour le suif et le cuir, et qu’il est là des matières alimentaires perdues ; il imagine de faire, avec cette viande abandonnée, des extraits qui sont aujourd’hui justement estimés dans les ménages pauvres ; il avait indiqué aussi les heureux résultats qu’on obtient pour soutenir les forces des personnes atteintes de maladies graves, des extraits de viande faits à froid ; il avait composé un lait artificiel, il s’efforçait d’être utile, et sa renommée était grande.

Et, il faut bien le reconnaître, elle était exagérée ; tandis que tout le monde connaît le nom de Liebig, les savants seuls répètent ceux de Wöhler, de Bunsen, de Kirschoff, de Mayer, d’Helmotz, Allemands comme Liebig, et qui ont fait plus que lui. Son œuvre de science pure reste moyenne ; il n’a créé aucune grande théorie, il n’a imaginé aucune méthode d’analyse d’une fécondité comparable à l’analyse spectrale. Quand il a voulu baser la chimie organique sur l’hypothèse des radicaux composés, il a échoué, et a dû abandonner l’entreprise commencée. « La chimie de M. Liebig, » disait avec raison Laurent, est l’étude des corps qui n’existent pas ; il n’a rien laissé de complet, d’achevé, et, malgré cette insuffisance, son influence a été considérable. Il écrivait beaucoup, il n’avait pas cette dignité un peu hautaine du véritable savant, à qui le témoignage de ses pairs suffit et qui craint les acclamations bruyantes du grand public ; il aimait au contraire le mouvement, la polémique, son style était véhément, familier, fait pour frapper les indifférents et forcer l’attention.

Peut-être l’éclat qui s’attache au nom de Liebig ne sera-t-il pas de longue durée ; les œuvres d’utilité immédiate qu’il a eu surtout en vue sont de celles qui profitent à l’humanité, mais dont elle ne garde pas le souvenir aussi profondément gravé que celui qui s’attache aux grands travaux théoriques qui servent pendant plus d’une génération de guide, de fanal aux efforts des chercheurs.

Je viens de relire pour écrire ces pages quelques-unes des œuvres de Liebig. La Chimie appliquée à la physiologie est dédiée au baron Thénard, à l’illustre chef de cette double génération de savants qui porte si dignement, son nom[1] ; les secondes lettres sur la chimie sont dédiées à M. Dumas ; elles ont été traduites par Gerhardt.

Combien nous sommes loin de cet heureux échange de patronages scientifiques ! Quand reviendra-t-il ? Jamais à coup sûr tant qu’une partie de la France restera injustement entre les mains de l’Allemagne[2].


LES PONTS AUX ÉTATS-UNIS

Depuis une trentaine d’années, on connaît en Europe, sous le nom de ponts américains ou ponts tubu-

  1. Il n’est peut-être pas sans intérêt, à trente ans de distance, de voir où nous en étions avec l’Allemagne au moment où Liebig se présenta en France, dix-sept ans après Iéna et huit ans après Waterloo ; la confiance était revenue, l’entente semblait complète : on en jugera par la dédicace suivante que nous jugeons utile de mettre sous les yeux du lecteur.
    « À M. le baron Thénard.
    « Monsieur,

    « En 1823, lorsque vous présidiez l’Académie des sciences, un jeune étudiant étranger vînt à vous et sollicita vos conseils à l’occasion d’un travail sur les fulminates dont il s’occupait alors.

    « Attiré à Paris par l’immense réputation des maîtres célébres, dont les glorieux travaux posaient les fondements des sciences et en élevaient l’admirable édifice, il n’avait d’autre recommandation près de vous que son amour pour l’étude et sa ferme volonté de profiter de vos leçons.

    « Vous lui fîtes l’accueil le plus encourageant et le plus flatteur ; vous le dirigeâtes dans ses premières recherches et, par vous, il eut le bonheur de les communiquer à l’Académie.

    « Ce fut la séance du 28 juillet qui décida de son avenir et lui ouvrit la carrière dans laquelle, depuis dix-sept ans, il s’est efforcé de justifier votre bienveillant patronage.

    « Si ses travaux n’ont pas été sans utilité, c’est à vous que la science en est redevable, et il éprouve le besoin de vous exprimer publiquement ses sentiments ineffaçables de reconnaissance, de haute estime et de vénération.

    « Justus Liebig.
    « Giessen, 1er janvier 1841. »
  2. Le portrait de Liebig, qui accompagne cette notice, a été exécuté avec une grande fidélité et rappelle les traits de l’illustre chimiste, c’est grâce au Gardener’s Chronicle qu’il nous a été possible de le publier.