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LA NATURE.

nant de la souscription du capitaine Lambert avait été employée, par notre malheureux ami, à acheter le Boréal ; mais ce n’en avait pas été de même de l’acquisition du Polaris, dont le capitaine n’avait point eu à s’occuper ; l’amirauté des États-Unis s’était empressée de mettre gratuitement, à sa disposition celui des navires de la flotte nationale qui semblait le mieux disposé à recevoir les aménagements spéciaux, propres à l’exécution d’une campagne arctique. Dans les dispositions accessoires, les plans du Boréal avaient été copiés, comme on va le voir.

Le Polaris, qui avait à peu près le même tonnage que le Boréal (400 tonneaux), avait été choisi à cause de la solidité exceptionnelle de sa construction ; on l’avait entièrement doublé de planches de chêne et consolidé avec des traverses en fer. Suivant l’expression d’un journaliste américain, qui décrivait le navire à l’époque de son départ, on eût dit un solide morceau de métal et de bois.

Sa machine, qui était très-forte, avait été pourvue d’un foyer particulier destiné à être alimenté avec de l’huile de phoque ou de baleine, en même temps qu’avec du charbon.

Dans les innombrables conférences qu’il faisait, le capitaine Lambert insistait fortement sur la nécessité d’une disposition de cette nature, car il comptait assez sur la pêche pour en faire, non-seulement un moyen de se procurer du combustible, mais encore un but commercial de l’expédition. Richement doté par une subvention de 150 000 francs, que l’amirauté avait jointe au don du Polaris, le capitaine Hall n’avait pas besoin de se préoccuper de la question d’argent. Il avait en outre trouvé un concours sans réserve auprès des hommes qui, comme le généreux Grinnel, ne marchandent point leur appui aux explorateurs entreprenants, et qui, si nombreux en Amérique, sont si clairsemés chez nous.

On n’a pas oublié le soin avec lequel le capitaine Lambert avait commencé à recruter son équipage. Le capitaine Hall, animé des mêmes préoccupations, avait pris des précautions analogues. Il avait à bord, parmi son état-major, une des grandes célébrités arctiques, le capitaine Moreton, qui avait accompagné le docteur Hayes, dans le détroit de Smith, vers lequel le Polaris se dirigeait, et qui, dans une grande expédition en traîneau, était remonté au delà du 81me parallèle, en suivant la côte occidentale de la terre de Grinnel. Le sous-lieutenant Tyson, qui a commandé les naufragés pendant leur retour en Europe, s’était distingué dans deux ou trois campagnes de baleiniers. Il avait déjà soutenu des épreuves analogues à celles qu’il vient de traverser ; séparé, ainsi que son équipage, du navire qu’il commandait par le brusque mouvement d’une banquise, il avait trouvé le moyen de regagner le rivage, d’hiverner, et de retrouver, au printemps, son bâtiment, avec lequel il avait continué sa campagne comme si aucun événement extraordinaire n’était survenu. Il était même revenu en Amérique avec une riche cargaison.

L’équipage du Polaris se composait en grande partie de marins accoutumés aux mers glaciales, parmi lesquels plusieurs Danois, Suédois et Norwégiens.

Le capitaine Hall s’était entouré de savants d’élite offrant les garanties les plus sérieuses de capacité. C’est ce que le capitaine Lambert avait commencé à faire, et le choix de sa commission scientifique était le but constant de ses préoccupations.

De même que le capitaine Lambert, le capitaine Hall avait bien compris que les expéditions en traîneau devaient être le complément obligatoire de l’expédition maritime, aussi le Polaris a-t-il fait escale sur la côte du Groenland, pour acheter de magnifiques équipages de chiens. Il avait pris à son bord, deux guides esquimaux et leur famille. L’un d’eux était le célèbre Hans, qui avait accompagné le docteur Hayes dans sa grande expédition. Précaution fort sage, qui, sans la mort malheureuse de Hall, aurait assuré le succès de l’expédition ; le Polaris avait été pourvu de quatre canots très-vastes, très-solides, très-soigneusement confectionnés. Il y avait même à bord une cinquième embarcation qui ne pesait que 125 kilos, et dans laquelle 20 personnes pouvaient trouver place ; cette merveilleuse embarcation était faite en toile goudronnée, maintenue par une carcasse en bois et en fer. Elle a péri pendant une des expéditions. À l’heure actuelle, les marins restés à bord du Polaris, s’ils sont encore de ce monde, ne possèdent d’autres embarcations que celles qu’ils peuvent avoir fabriquées pendant l’hivernage de 1873,

Nous n’avons pas cru nécessaire de retracer les péripéties d’un voyage dont tous les journaux politiques se sont occupés, mais nous avons cru indispensable de représenter le vaillant navire gréé sur un plan analogue à celui de notre pauvre Gustave Lambert. Au moment que notre artiste a choisi, le Polaris, fidèlement reproduit d’après une photographie américaine, se trouve au milieu des glaces encombrant la baie à laquelle il a donné son nom. Le capitaine Baddington a renoncé à l’entreprise dans laquelle son prédécesseur a trouvé une mort glorieuse. Il a mis le cap au sud et se dirige, en louvoyant, vers le détroit où le Polaris s’est engagé treize mois plus tôt.

Plus d’un des braves marins qui se trouvent à ce bord doit se dire avec dépit que la conquête du pôle Nord ne sera point achevée par les Yankees ! Certes, si notre brave capitaine Gustave Lambert n’avait succombé, sous les murs de Paris, et si le Boréal était parvenu dans ces hautes latitudes, il n’aurait point battu en retraite si facilement.

Cependant, hâtons-nous de dire que la position du Polaris est horrible au moment où nous le représentons. À chaque instant la glace peut se refermer sur lui. Nous ne pouvons mieux peindre la situation du vaillant navire, qu’en l’assimilant à celle d’une faible barque qui, pendant les premiers élans d’une folle débâcle, chercherait à descendre le cours de la Seine ; supposons qu’elle s’efforce de franchir le