Page:La Nature, 1874, S1.djvu/119

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savant directeur du Muséum des Pays-Bas a essayé, en même temps dans un croquis au trait, de modifier ce que le dessin de Leguat lui semblait présenter de défectueux, tant au point de vue du dessin que de la vraisemblance. Néanmoins, dans la planche que nous publions aujourd’hui, nous avons préféré conserver à la figure donnée par le voyageur toute sa naïveté.

Qu’était-ce exactement que le Géant de l’île Maurice ? Les ornithologistes modernes ont émis à son sujet des opinions bien différentes. Hamel veut le faire rentrer dans le groupe des Autruches, avec le solitaire de l’île Rodriguez. Strickland pense que c’est un Flamant, « malgré l’aspect de cigogne que présente la figure donnée par Leguat. » M. Schlegel croit, au contraire, que c’est une Poule d’eau, et il donne à l’appui de sa détermination des raisons qui nous paraissent très-convaincantes. Le Géant présente, en effet, avec des dimensions beaucoup plus considérables, l’aspect de ces oiseaux échassiers qui vivent au bord des marécages ou des cours d’eau, qui nichent au milieu des joncs, et dont notre poule d’eau ordinaire (Gallinula chloropus L.) peut être considérée connue le type. Il a, comme eux, les doigts extrêmement longs, les plumes de la queue dressées (et non pas tombantes comme chez les Autruches) et la mandibule supérieure, autant qu’on peut en juger par la figure, prolongée en une plaque arrondie au-devant des yeux. Enfin Leguat nous apprend que le Géant était un gibier assez bon, et tout le monde sait que les chasseurs ne dédaignent pas la Poule d’eau ordinaire, et regardent le Râle comme un gibier fort délicat. Mais le groupe des Poules d’eau, ou la famille des Rallides, comprend un certain nombre de types qui, tout en avant la même physionomie générale, diffèrent par des particularités anatomiques assez importantes : tels sont, par exemple, les Foulques ou Morelles, les Râles proprement dits, les Porphyrions ou Poules sultanes, et les Poules d’eau vulgaires ou Gallinules. En procédant par voie d’exclusion, M. Schlegel croit pouvoir affirmer que le Géant se rapprochait particulièrement de ce dernier type, car l’oiseau figuré par Leguat n’a pas les doigts bordés de membranes festonnées comme les Foulques ; il semble offrir sur le front une plaque nue qui n’existe pas chez les Râles, et il a les narines plus allongées et le bec plus aplati que les Porphyrions, qui ont d’ailleurs, comme le nom l’indique, un plumage bleu ou violacé, tandis que le Géant était d’un blanc pur, avec une tache rosée sous l’aile. Cette coloration blanche est fort rare dans le groupe des Poules d’eau, qui sont en général d’une teinte brune plus ou moins foncée ; elle se retrouve cependant dans une espèce, sinon du même genre, au moins du même groupe, qui a été désignée par Latham sous le nom de Gallinula alba, et par d’autres auteurs sous le nom de Talève blanc, et qui est figurée dans les voyages de Philipp et de White à Botany-Bay. Cet oiseau, dont les musées de Vienne et de Liverpool possèdent chacun un exemplaire, et qui a sans doute complètement disparu, vivait jadis dans les îles de Lord-Howe et Norfolk, dépendant de la Nouvelle-Hollande.

Mais ce qui distinguait essentiellement le Géant non-seulement de nos Râles et de nos Poules d’eau, mais de la plupart des oiseaux de marais de la faune actuelle, c’était sa taille exceptionnelle, plus élevée que celle d’un homme. La hauteur de l’oiseau était due principalement à la longueur du col et au développement extraordinaire des pattes, le corps dont les dimensions ont sans doute été exagérées dans le dessin de Leguat, ayant eu à peu près, comme l’auteur nous le dit expressément, le volume du corps d’une Oie. L’oiseau devait, par conséquent, courir avec une grande facilité, sans enfoncer, sur la terre vaseuse des tourbières, mais il volait assez mal et ne s’enlevait qu’avec une grande difficulté. C’était probablement, comme les Poules d’eau de nos pays, un animal sédentaire, qui trouvait en abondance autour de lui les insectes, les graines et les herbes aquatiques dont il faisait sa nourriture. Cependant Leguat rapporte, comme nous l’avons dit plus haut, qu’il a tué un de ces oiseaux à Rodriguez. On est donc conduit à se demander si la même espèce, ou quelque espèce très-voisine, n’a pas vécu également à Bourbon, cette île ayant dans sa forme beaucoup de traits communs avec Rodriguez et Maurice et formant avec elles un groupe naturel. Cela est fort probable, car le marquis Duquesne, ancien lieutenant général du royaume de France, celui-là même auquel était dû ce projet de colonisation de Bourbon, par des émigrés calvinistes, mentionne des Géants parmi les oiseaux de cette île, dans un livre que Leguat cite fréquemment, mais que malheureusement nous n’avons pas eu sous les yeux. « Les Géants, dit Duquesne dans un passage cité par Leguat, sont de grands oiseaux montés sur des échasses, qui fréquentent les rivières et les lacs, et dont la chair est à peu près du goût de celle du Butor. » Peut-être même les Passe-flamants, dont parlent quelques autres auteurs, comme Herbert, Harry, Dellon, étaient-ils des restes de Géants ; mais cela est beaucoup plus douteux, et il est très-possible que de véritables Flamants aient émigré de Madagascar aux îles Mascareignes.

Quoiqu’il en soit, il est parfaitement établi qu’il y a eu, sinon dans toutes les îles Mascareignes, au moins à l’île Maurice, un oiseau de marais de grande taille, appartenant probablement au genre Gallinule ou Poule d’eau. Cet oiseau, que M. Schlegel propose de désigner sous le nom de Gallinula (Leguatia) gigantea, vivait probablement dans les régions marécageuses de l’intérieur de l’île que Leguat et ses compagnons furent obligés de traverser, et ne se trouvait point sur la côte S.-E. où le terrain était pierreux et stérile. C’est dans cette dernière partie de l’île qu’abordaient en général les navires, et cette circonstance nous explique pourquoi van Neek et ses successeurs, qui parlent du Dronte, ne disent pas un mot du Géant. Cette espèce du reste a probablement été détruite très rapidement, et les colons hollandais,