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LA NATURE.

zones chaudes, mais la nature de la faune qu’on y découvre est totalement différente. Elle semble, par une liaison inconnue, dépendre de la température ambiante.

Les deux crustacés que l’on voit représentés ci-contre appartiennent à la zone froide, comprise entre les Orcades et les îles Féroé. Ils habitent, l’un et l’autre, par des profondeurs de 4 à 500 brasses. L’un fait partie de la famille des aranéiformes, et l’autre de celles des chevrolles ; tous deux remarquables par le peu du développement de la partie abdominale réduite à un simple vestige. Cette chevrolle et ce nymphon ont tous deux des proportions beaucoup plus considérables que leurs congénères habitant la surface de la mer. Le nymphon doit être un ennemi très-redoutable pour les êtres vivants qui peuplent cet abîme, déjà passablement profond. Quant à la chevrolle, il paraît qu’elle se borne à se cramponner par ses pattes de derrière au tissu d’une éponge, et qu’elle se balance mollement, explorant ainsi le solide sphérique sur lequel sa voracité peut s’exercer.

Les caractères extérieurs propres à ces êtres étranges n’ont point varié, dans le district où ils se trouvent si bien à leur aise ; on retrouve tous les éléments essentiels de l’organisme des crustacés, de même espèce, vivant dans notre monde subaérien, mais leur physionomie est devenue plus effrayante, plus étrange, plus invraisemblable. Leurs pattes jouissent, de même que celles des congénères des hautes régions pélagiques, de l’étonnante propriété de servir à la respiration en même temps qu’à la locomotion. Quant aux petites pattes supplémentaires du nymphon, elles sont employées par la femelle pour porter ses œufs. Rien n’est changé au caractère essentiel de la race. Pourquoi cette ressemblance étonnante de plan intime et ces différences si bizarres d’aspect ? Est-ce que certaines espèces, qui nous paraissent dégénérées depuis les temps fossiles, n’ont point diminué de force, de volume, uniquement parce qu’il leur manque aujourd’hui la pression énorme nécessaire à leur complet épanouissement ? La nature peut bien créer des êtres qui ont besoin de 50 ou 60 atmosphères d’eau leur pesant sur les épaules, et qui sont gênés à cent brasses comme nous le serions s’il nous fallait vivre sur le sommet des Andes.

Caprella spinosissima, Norman. (Double de la grandeur naturelle)

Qu’il nous soit permis de tirer des travaux de M. Thompson un exemple qui montre jusqu’à quel point l’homme de science doit être soupçonneux et timide dans la généralisation des faits qu’il observe.

M. Wyville Thompson, rencontrant partout de la chaux, depuis les Açores jusqu’aux Féroé, en vient à se demander si le fond de tous les océans est calcaire. Aujourd’hui il est détrompé, et ce n’est point un rival ; c’est lui-même qui s’est chargé de se tirer de son erreur. Dans les environs de Madère, il a trouvé une argile de couleur rougeâtre. Dans un district, il a péché un rognon de manganèse. L’uniformité qu’il avait un instant rêvée est une chimère.

Tout le fond de la mer semble tapissé d’une sorte d’écume gélatineuse, propre, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, à la formation des êtres. 0 ténèbres pleines de lumières ! dans ces régions que l’on croyait désertes, l’on respire, pour ainsi dire la vie par tous les pores ! Ce limon semi-organisé ne ressemble-t-il point à la matière dont parlait M. Frémy dans ses mémorables discussions avec M. Pasteur ? Mais d’où provient cette matière protéique, si flexible, qui sert à la nourriture de milliards d’êtres paradoxaux ? N’est-ce point le suc de tous les cadavres des habitants des étages intermédiaires, de toutes les poussières aériennes animées qui tombent quand elles sont plus lourdes que l’eau, tandis qu’elles montent à la surface quand elles sont plus légères ?

Il ne faut jamais oublier, pour comprendre ce qui se passe dans les océans, qu’il n’y a pas que le haut et le bas qui soient habités, on connaît encore des êtres qui affectionnent les régions moyennes. Sans fuir la lumière, ils aiment qu’elle soit tamisée par quelques centaines de mètres d’eau.

L’œuvre de M. Thompson est dédiée à madame Holten, femme du gouverneur danois des Orcades. Dans une humble maison de bois, ce représentant d’un gouvernement pauvre, mais ami des sciences, a donné aux laborieux voyageurs une hospitalité ma-