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LA NATURE

ferrugineuse de Laifour. L’aspect en est extrêmement pittoresque. Le rocher déchiré, de couleur sombre, se teint tout à coup des nuances les plus vives de l’ocre rouge. Partout où passe l’eau ferrugineuse, la sanguine se dépose et, grâce à la collaboration des siècles, le dépôt est si abondant qu’on a pu très-longtemps exploiter le fer ainsi apporté des profondeurs du globe. La source ne fournit qu’un filet d’eau extrêmement limpide et fraîche, mais d’une saveur d’encre très-prononcée.

L’homme ne vît pas seulement de géologie ; aussi est-ce avec plaisir qu’à Devant-Laifour, nous entrons chez la mère Rousseau, où nous devons à la prévoyance de M. Nivoit d’être attendus par une excellente matelote. Maïs nous n’accordons que peu de temps au repas, et bientôt nous allons visiter les Dames de Meuse.

Ce sont de splendides croupes de montagnes toutes couvertes de bois et dont la base baigne dans la rivière. Quelle ample moisson aurait à faire ici un peintre ou même un photographe ! Le géologue y trouve aussi son compte chemin faisant, car le schiste est traversé par des filons de vrai porphyre et de diorite.

À Laifour, nous attendons le train qui doit nous conduire à Fumay. Laifour n’est pas une station, mais une halte ; la chef de halte diffère du chef de station en ce qu’il est tout seul. Celui de Laifour, qui est dans un véritable désert, nous peint en mots bien sentis la monotonie de son existence. En hiver, quand la neige couvre la montagne, la solitude est inexprimable.

Nous saluons au passage Revin, qui a donné son nom au terrain sur lequel nous sommes, et le sommet de Malgré-Tout, où George Sand a placé la scène d’un de ses derniers romans.

À Fumay, tout est subordonné à l’ardoise. Dès la gare, nous en voyons le long de la Meuse des couches qui affleurent avec des plissements en S parfait. Le schiste, de couleur lie de vin avec des marbrures vertes, est recouvert dans la ville même par une couche très-épaisse de diluvium.

C’est l’ardoisière du Moulin de Sainte-Anne, que nous visitons spécialement. Sur le chantier se trouvent actuellement 16 millions d’ardoises représentant de 400 à 500 mille francs. Les débris auxquels donne lieu l’exploitation sont si abondants que le sol, sur une très-large surface, en est exhaussé de 10 mètres. La galerie de Sainte-Anne descend, suivant l’inclinaison des couches, jusqu’à 500 mètres de profondeur. C’est en 1840 qu’elle a été ouverte. À cette époque, les ouvriers montaient la pierre sur leur dos ; maintenant des wagons, roulant sur un chemin de fer et tirés par une machine à vapeur au moyen d’un câble plat en aloès, accomplissent le travail. C’est un grand perfectionnement, mais il en est d’autres qu’on est inexcusable de ne point réaliser et tout d’abord celui qui affranchirait de leur tâche les jeunes enfants qui, fléchissant sous le faix , transportent à dos les débris de la fabrication. Un petit chemin de fer ferait le même service, à meilleur compte sans doute.

Un autre desideratum du même genre et bien plus important encore : au sortir de la galerie, le schiste est en dalles épaisses et irrégulières ; des ouvriers habiles, si habiles, parait-il, qu’ils n’ont de rivaux dans aucune autre partie du monde, prennent ces pierres informes et, à l’aide d’un ciseau, les réduisent en ces délicates ardoises qui couvrent nos toits. Ces ouvriers sont des fendeurs ; ils ne prennent cette profession qu’après avoir travaillé dans la mine jusqu’à 40 ans. La poussière dans laquelle ils vivent alors, pénétrant par les voies respiratoires jusque dans les poumons, y produisent des concrétions qui amènent en cinq années la mort des malheureux ouvriers. Un système convenable de ventilation les sauverait à coup sûr, mais les chefs d’industrie reculent devant la dépense et se résignent à voir successivement tous leurs mineurs entrer dans cet atelier de fendage, qui m’a fait, après ces révélations, l’effet d’une forme particulière de la peine de mort.

À la porte de Fumay, le long de la Meuse, on voit un exemple de plissement de couches tellement net qu’aucune figure schématique ne saurait être plus claire. Une demi douzaine de couches vertes alternant avec autant de couches rouges sont fripées de la manière la plus serrée sur un escarpement à pic, parfaitement propre et ayant une vingtaine de mètres de hauteur. Pour un géologue, ce seul point vaut le voyage.

Fumay est exactement sur la frontière. Dix pas de plus nous mènent dans une petite maison, un cabaret portant écrit en grosses lettres le mot Belgien, destinée pendant la guerre à faire respecter le territoire belge par les Prussiens occupant Fumay. Pendant que nous prenons un verre de bière on nous donne quelques détails sur les ouvriers de Fumay.

Pour se dédommager d’une semaine passée tout entière au fond des ardoisières, ils emploient leur dimanche à boire. Ils boivent une bière acide à laquelle on a grand besoin d’être habitué pour lui trouver un charme quelconque ; et comme s’ils voulaient compenser la qualité par la quantité, on en cite qui boivent en ce jour de repos 90 chopes ou trente-cinq litres ! Ceux qui ne boivent que 40 chopes sont très-nombreux. Ce n’est cependant pas leur seule distraction. Avec non moins d’entrain ils se livrent à la pêche. Le travail d’un ruisseau à détourner en une nuit pour en prendre le poisson ne les fait pas reculer. Mais la pêche qu’ils préfèrent, c’est la pêche à la dynamite ; chose bien simple : premier temps, faire éclater une cartouche de dynamite déposée dans l’eau ; deuxième temps, ramasser le poisson, tué dans un très-grand rayon.

En rentrant dans Fumay, nous passons devant la chapelle Saint-Roch, où l’on nous fait remarquer la prévenance des habitants pour leurs voisins d’Haybes, village qui fait, lui aussi, le commerce des ardoises