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Page:La Nature, 1874, S1.djvu/168

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LA NATURE.

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préférence celles qui représentent les moyennes d’un plus grand nombre d’observations, et lorsqu’on possède un ensemble d’observations suffisant pour construire l’orbite, essayer celle qui répond le mieux à cet ensemble.

L’étoile double ζ d’Hercule offre les meilleurs conditions pour la solution du problème. En relevant toutes les observations et en plaçant l’étoile secondaire aux positions constatées, on ne tarde pas à reconnaître qu’elle se meut le long d’une ellipse. La figure qui se rapproche le plus de la réalité est naturellement celle qui passe par le plus grand nombre possible de positions observées. C’est celle que j’ai construite et que je reproduis ici.

Elle est tracée à l’échelle de 30 millimètres pour une seconde d’arc, proportion exagérée afin d’assurer l’exactitude de la figure. En raison des erreurs inévitables d’observations, quoique celles-ci soient dues aux astronomes les plus habiles, les positions observées ne se rangent pas exactement le long de la courbe, mais oscillent de part et d’autre. La conformation des yeux, l’appréciation personnelle de chaque observateur, la construction des instruments apportent autant de causes d’erreur dans les mesures des différents astronomes, surtout quand ces mesures sont aussi délicates que celles-ci, car en réalité la distance entre les deux étoiles est comparable à l’épaisseur d’un cheveu, et il nous a fallu grossir cet intervalle comme par un microscope, ce qui exagère les erreurs d’observation.

Il résulte de cette étude que l’étoile secondaire tourne autour de l’étoile principale suivant une ellipse, qu’elle emploie 34 ans et 7 mois à parcourir.

J’ai fait les mêmes calculs pour d’autres étoiles doubles, et voici les périodes de révolutions conclues. Parmi les milliers d’étoiles doubles découvertes, il n’y en a qu’un petit nombre qui aient fourni les éléments suffisants pour être définitivement et exactement déterminées. Les voici, dans l’ordre progressif de la durée des révolutions.

PÉRIODE DE RÉVOLUTION
42e de la chevelure de Bérénice
25 ans 6 mois. 
ζ (zéta) d’Hercule
34 ans 7 mois.
η (êta) de la couronne
41 ans 5 mois.
ζ (zéta) de l’Écrevisse
58 ans 1 mois.
ξ (xi) de la Grande Ourse
60 ans 7 mois.
α (alpha) du Centaure
77 ans 11 mois.
ω (ôméga) du Lion
82 ans 6 mois.
70 Ophiuchus
88 ans
ξ (xi) du Bouvier
117 ans
γ (gamma) de la Vierge
182 ans
Castor
252 ans
σ (sigma) de la Couronne
287 ans
61e du Cygne
457 ans
μ (mu) du Bouvier
650 ans
γ (gamma) du Lion
1200 ans

On voit qu’il y a une grande variété dans les orbites de ces lointains systèmes, la plus courte des périodes déterminées étant de 25 ans et demie, et la plus longue atteignant 1 200 ans. Il y en a certainement de plus considérables encore. Mais ce n’est pas tant la variété de ces durées, que celle de l’aspect de ces lointains soleils qui doit vous frapper. Ils sont ordinairement, nous l’avons dit, colorés de différentes nuances : quelle étrange singularité ne doivent-ils pas apporter dans l’illumination des mondes habités qui gravitent autour d’eux ! Pour nous former une idée du bizarre système d’illumination de ces univers lointains, supposons un instant, par exemple, qu’au lieu de la blanche source de lumière qui nous inonde, nous ayons un soleil bleu foncé : quel changement à vue aussitôt s’opère dans la nature ! Les nuages perdent leur blancheur argentée et l’or de leurs flocons, pour étendre sous le ciel une voûte plus sombre ; la nature entière se couvre d’une pénombre colorée ; les plus belles étoiles restent dans le ciel du jour ; les fleurs assombrissent l’éclat de leur brillante parure ; les campagnes se succèdent dans la brume jusqu’à l’horizon invisible ; un jour nouveau luit sous les cieux ; l’incarnat des joues fraîches efface son duvet naissant, les visages semblent vieillir, et l’humanité se demande, étonnée, l’explication d’une transformation si étrange. Nous connaissons si peu le fond des choses, nous tenons tant aux apparences, que l’Univers entier nous semble renouvelé par cette légère modification de la lumière solaire.

Que serait-ce si, au lieu d’un seul soleil indigo, suivant avec régularité son cours apparent, s’assurant les années et les jours par son unique domination, un second soleil venait soudain s’unir à lui, un soleil d’un rouge écarlate disputant sans cesse à son partenaire l’empire du monde des couleurs ? Imaginez-vous qu’à midi, au moment où notre soleil bleu étend sur la nature cette lumière pénombrale que nous venons de décrire, l’incendie d’un foyer resplendissant allume à l’orient ses flammes. Des silhouettes verdâtres se dressent soudain à travers la lumière diffuse ; et à l’opposite de chaque objet une traînée sombre vient couper la clarté bleue étendue sur le monde. Plus tard le soleil rouge monte, tandis que l’autre descend, et les objets sont colorés, à l’orient des rayons du rouge, à l’occident des rayons du bleu. Plus tard encore, un nouveau midi luit sur la terre, tandis qu’au couchant s’évanouit le premier soleil, et dès lors la nature s’embrase d’un feu rouge écarlate. Si nous passons à la nuit, à peine l’occident voit-il pâlir, comme de lointains feux de Bengale les derniers rayonnements de la pourpre solaire, qu’une aurore nouvelle fait apparaître à l’opposite les lueurs azurées du cyclope à l’œil bleu. L’imagination des poètes, le caprice des peintres, créeront-ils sur la palette de la fantaisie un monde de lumière plus hardi que celui-ci ? La main folle de la chimère, jetant sur sa toile docile les éclats bizarres de sa volonté, édifiera-t-elle au hasard un édifice plus étonnant ? — Hegel a dit que « tout ce qui est réel est rationnel ; » et que « tout ce qui est rationnel est réel. » Cette pensée hardie n’exprime pas encore toute la vérité. Il y a bien des choses qui ne nous paraissent point rationnelles, et qui néanmoins existent en réalité dans l’une des créations sans nombre de l’infini qui nous entoure.