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LA NATURE.

Ce que nous venons de dire à propos d’une terre éclairée par deux soleils de diverses couleurs, dont l’un serait bleu foncé et l’autre rouge écarlate, n’a rien d’imaginaire. Par une belle nuit calme et pure, prenez votre lunette et regardez dans Persée, ce héros sensible marchant en pleine voie lactée et tenant en main la tête de Méduse ; regardez, dis-je, l’étoile η : voilà notre monde de tout à l’heure. La grande étoile est d’un beau rouge, l’autre est d’un bleu sombre. À quelle distance ce monde étrange est-il situé ? C’est ce que nul ne peut dire. On peut seulement affirmer qu’à raison de 77 000 lieues par seconde, la lumière met plus de cent ans à nous venir de là.



Positions observées et orbite apparente de l’étoile double zéta d’Hercule

Mais ce monde n’est pas le seul de son genre. Celui de ν d’Ophiuchus lui ressemble à un tel point, qu’on pourrait facilement s’y tromper et les prendre l’un pour l’autre (à cette distance-là, ce serait, il est vrai, pardonnable). Seulement, dans le système d’Ophiuchus, le soleil bleu n’est pas aussi foncé que dans l’autre. Une étoile du Dragon ressemble beaucoup aux précédentes ; mais chez elle le grand soleil est d’un rouge plus foncé ; une autre du Taureau a son grand soleil rouge, son petit bleuâtre ; une autre encore, η d’Argo, a son grand soleil bleu et son petit rouge sombre.

Ainsi, voilà notre monde imaginaire réalisé en plusieurs endroits de l’espace. Et il y a, à n’en pas douter, des yeux humains qui là-bas contemplent chaque jour ces merveilles. Qui sait ? et la chose est très‑probable, ils n’y font peut-être guère attention, et dès leur berceau habitués comme nous à la même vue, ils n’apprécient pas la valeur pittoresque de leur séjour. Ainsi sont faits les hommes : le nouveau, l’inattendu seul les touche ; quant au naturel, il semble que se soit là un état éternel, nécessaire, fortuit, de l’aveugle nature, qui ne mérite pas la peine d’être observé. Si les humains de là-bas venaient chez nous, tout en reconnaissant la simplicité de notre petit univers, ils ne manqueraient pas de l’observer avec surprise, et de s’étonner de notre indifférence.

Les systèmes binaires colorés ne se composent pas unanimement des soleils rouges et bleus que nous venons de dépeindre ; les moyens ne leur font pas défaut ; il en est ici comme dans l’universalité des productions de la nature : c’est à une source intarissable qu’elle a puisé pour la richesse et le luxe dont elle a décoré ses œuvres.

Voici par exemple le beau système de γ d’Andromède. Le grand soleil central est orangé, le petit qui gravite alentour est vert émeraude, et de plus il est double lui-même. Que résulte-t-il du mariage de ces deux couleurs, l’orange et l’émeraude ? N’est-ce pas là un assortiment plein de jeunesse — si cette métaphore est permise, — un grand et magnifique soleil orange au milieu du ciel ; puis deux émeraudes brillantes qui gracieusement viennent marier à l’or leurs reflets verts ?

Voici encore dans Hercule deux soleils rouge et vert ; dans la chevelure de Bérénice, l’un pâle, l’autre d’un vert limpide ; dans Cassiopée, le soleil rouge et le soleil vert : nouvelle série de nuances tendres et ravissantes.

Déjà nous avons décrit cet étonnant kaléidoscope dans nos Merveilles célestes. Pour changer la vue, il suffit de diriger notre lunette vers d’autres points