Page:La Nouvelle Revue, vol. 20 (janvier-février 1883).djvu/266

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connu… » Elle commença aussitôt, sans changer la pose de ses mains et sans regarder la musique. Elle avait une voix de contralto, sonore et veloutée ; elle prononçait les paroles avec une précision un peu lourde, son chant était monotone, sans nuances, mais pathétique. « Elle chante avec conviction, cette fille ! » remarqua de nouveau le vieux beau assis derrière Aratof, et de nouveau il disait vrai.

Les cris : Bis, bravo ! retentirent de tous côtés ; mais elle jeta un regard rapide sur Aratof qui ne criait ni n’applaudissait, — le chant de cette fille aux yeux sombres ne lui avait pas autrement plu, — fit un léger salut, et s’éloigna sans accepter le bras arrondi que lui présentait le pianiste chevelu. On la rappela, mais elle se fit attendre. Puis, revenant du même pas incertain, elle dit deux mots à voix basse à l’accompagnateur, qui dut changer la musique qu’il avait préparée, et elle se mit à chanter la romance de Tchaïkofski : « Celui-là seul qui connaît le désir de revoir… » Elle chanta cette romance tout autrement que la première, à demi-voix, comme si elle eût été fatiguée, et ce n’est qu’à l’avant-dernier vers : « Comprendra ce que j’ai souffert… » que s’arracha de sa poitrine un cri brûlant et passionné. Le dernier vers : « Et comme je souffre, » elle le murmura à peine, appuyant douloureusement sur la dernière parole. Cette romance produisit moins d’impression sur le public que celle de Glinka. Cependant il y eut beaucoup d’applaudissements. Kupfer surtout se distingua : en frappant les paumes creuses de ses deux mains, il produisait un bruit particulièrement sonore. La princesse lui remit un grand bouquet ébouriffé pour qu’il l’offrît à la cantatrice. Mais elle n’eut l’air de remarquer ni la figure inclinée de Kupfer, ni le bouquet qu’il lui tendait au bout de son bras ; elle se retourna brusquement et s’en alla de nouveau sans attendre le pianiste qui avait bondi de sa chaise pour la reconduire, et, déconcerté, secoua sa chevelure comme Liszt ne l’avait peut-être jamais secouée. Pendant tout le temps qu’elle chantait, Aratof avait observé le visage de Clara. Il lui sembla, cette fois encore, qu’à travers les cils à demi fermés, ses yeux étaient tournés vers lui. Ce qui le frappait surtout, c’était l’immobilité de ce visage, de ce front, de ces sourcils. Ce n’est qu’à ce cri de passion qu’il avait vu briller