Page:La Nouvelle Revue, vol. 20 (janvier-février 1883).djvu/267

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un instant l’éclat vivant de deux rangées de dents serrées et blanches.

Kupfer s’approcha de lui :

— Eh bien, frère, qu’en dis-tu ? demanda-t-il tout rayonnant de satisfaction.

— La voix est bonne, répliqua Aratof, mais elle ne sait pas encore chanter, elle n’a pas la véritable école. (Pourquoi il avait dit tout cela, et quelle idée il avait de ce que c’est que l’« école », Dieu seul le sait !)

Kupfer s’étonna.

— Pas d’école ? dit-il lentement… Eh bien, elle peut encore l’acquérir. Mais aussi quelle âme !… Attends un peu, tu l’entendras quand elle lira la lettre de Tatiane.

Il s’éloigna d’Aratof en courant — et celui-ci pensa : De l’âme ? avec un visage si immobile ? Il trouvait qu’elle se tenait et qu’elle se mouvait comme une personne magnétisée, comme une somnambule, et en même temps elle ne cessait de le regarder, oui, c’était indubitable !

Cependant, la matinée poursuivait son cours. Le gros homme à lunettes parut de nouveau. Malgré son extérieur solennel, il se croyait un comique : il lut une scène de Gogol sans exciter, cette fois, le moindre signe d’approbation. Le flûtiste passa de nouveau comme une ombre, le pianiste tonna de nouveau, un jeune garçon de douze ans, pommadé et frisé, mais avec des traces de larmes dans les yeux, piailla je ne sais quelles variations sur le violon. Ce qui put sembler singulier, c’est que, dans les entr’actes de la lecture et de la musique, arrivaient de temps en temps, de la chambre des artistes, les sons saccadés d’un cornet à piston, et que pourtant cet instrument ne parut pas. On sut plus tard que l’amateur qui s’était offert pour en jouer avait pris peur au moment de se présenter devant le public.

Et voici qu’enfin Clara Militch reparut. Elle tenait dans sa main un volume de Pouchkine. Cependant elle n’y regarda pas une seule fois pendant la lecture. Elle avait visiblement peur ; le petit volume tremblait dans ses doigts. Aratof remarqua aussi une expression d’abattement répandue maintenant sur son visage sévère. Elle prononça le premier vers :