Page:La Nouvelle Revue, vol. 20 (janvier-février 1883).djvu/295

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Anna se couvrit les yeux avec les mains et se tut.

— Anna Séméonovna, fit Aratof après un court silence, vous avez peut-être su à quoi les journaux ont attribué…

— À un amour malheureux ? interrompit Anna en ôtant brusquement les mains de son visage. C’est une calomnie, une calomnie, un mensonge ! Ma pure, mon inabordable Katia !… Et un amour malheureux, repoussé, et je ne l’aurais pas su ! Et qui aurait-elle aimé ici ?… Qui donc, parmi tous ces gens, était digne d’elle ?… Qui s’était élevé jusqu’à cet idéal d’honnêteté, de sincérité, de pureté surtout ?… cet idéal qui, malgré tous ses défauts à elle, lui était toujours présent !… La repousser, elle… !

Ici, la voix d’Anna se brisa, ses doigts tremblèrent, elle devint toute rouge, rouge d’indignation, et, dans ce moment, pour un seul moment, elle ressembla tout à coup à sa sœur.

Aratof allait s’excuser…

— Écoutez, interrompit Anna, je veux absolument que vous, vous-même, ne croyiez pas à cette calomnie et que vous m’aidiez à la dissiper. Voilà… — vous voulez écrire je ne sais quoi, un article sur elle, — voilà une occasion de défendre sa mémoire. C’est pourquoi je vous parle si franchement. Écoutez, Katia a laissé un journal.

— Un journal ? murmura Aratof.

— Oui, un journal, c’est-à-dire en tout quelques pages. Katia n’aimait pas à écrire ; elle n’inscrivait rien pendant des mois entiers. Ses lettres aussi étaient toujours fort courtes ; mais elle était toujours, toujours sincère, elle ne mentait jamais… Mentir avec son amour-propre !… Je vais vous montrer ce journal, vous verrez vous-même s’il s’y trouve la moindre allusion à je ne sais quel amour malheureux.

Anna prit précipitamment du tiroir de la table un mince cahier d’une dizaine de pages au plus, et le tendit à Aratof. Celui-ci le saisit avec avidité, reconnut immédiatement la grande écriture irrégulière de la lettre anonyme, ouvrit le cahier au hasard, et ses yeux tombèrent sur les lignes suivantes :

« Moscou. Mardi. Juin. — Lu et chanté à une matinée littéraire. C’est un jour significatif pour moi ; il doit décider de mon sort. (Ces mots étaient deux fois soulignés.) J’y ai revu… (Il y