Page:La Nouvelle Revue, vol. 20 (janvier-février 1883).djvu/306

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Kupfer l’arrêta par le bras et l’examina de près.

— Quel homme nerveux tu fais, frère ! Regarde-toi un peu : tu es jaune comme de la terre glaise.

— Je ne suis pas bien, répéta Aratof. Et, se débarrassant de Kupfer, il partit.

Ce n’est que dans cet instant qu’il comprit le motif de sa visite à Kupfer : c’était pour parler encore de Clara, de l’infortunée, de l’insensée Clara.

Pourtant, de retour à la maison, il redevint calme. Les circonstances qui avaient accompagné la mort de Clara avaient commencé par l’ébranler profondément ; mais ensuite, ce jeu au théâtre, avec ce poison dans le corps, selon l’expression de Kupfer, lui sembla une pose monstrueuse, une bravade. Il tâcha même de ne plus y penser, craignant d’exciter en lui-même un sentiment pareil au dégoût. Pendant le dîner avec Platocha, il se souvint de l’apparition nocturne de sa tante, de cette camisole écourtée, de ce bonnet de nuit avec son ruban couleur de feu, de toute cette figure comique à la vue de laquelle, comme au coup de sifflet du machiniste dans une féerie, toutes ses visions s’étaient écroulées en poussière… Il fit même répéter à sa tante comment son cri l’avait effrayée, comment elle avait bondi hors de son lit, comment, pendant quelque temps, elle n’avait pu trouver ni sa porte ni celle d’Aratof, etc… Le soir, il joua avec elle aux cartes, et rentra dans sa chambre, un peu plus triste, mais aussi calme qu’auparavant.

Aratof ne pensait pas à la nuit qui approchait ; il était sûr qu’il la passerait on ne peut mieux. La pensée de Clara lui revenait bien par moments, mais il la chassait aussitôt ; il la chassait dès qu’il se rappelait la façon tapageuse dont elle s’était donné la mort. Cette laideur faisait du tort aux autres souvenirs qu’elle avait laissés. Ayant jeté en passant un regard sur le stéréoscope, il lui sembla même que, si elle détournait les yeux, c’était par honte.

Le portrait de la mère d’Aratof était accroché juste au-dessus du stéréoscope. Il le descendit de son clou, l’examina longuement, l’embrassa et l’enferma soigneusement dans un tiroir de sa table. Pourquoi ?… Est-ce parce que ce portrait ne devait pas