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Page:La Nouvelle Revue, volume 102 (septembre-octobre 1896).djvu/68

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II

Il y a peu d’exemples, dans l’histoire littéraire, d’un poète ou d’un prosateur, qui, pendant toute une période prolongée, pendant toute sa jeunesse, ait résolument et exclusivement suivi un genre étranger à sa vocation, et n’ait compris ses aptitudes réelles qu’en arrivant à l’âge mûr. Les maîtres ont eu, au contraire, l’intuition immédiate et spontanée, non pas sans doute des développements ultérieurs de leur pensée, mais de la forme qui convenait le mieux à leur inspiration et devait assurer leur gloire. Poètes, tragiques, comiques ou lyriques, orateurs, historiens, philosophes, romanciers ou critiques ont donné tout de suite l’indication de leur faculté maîtresse. Qu’ils l’aient plus tard exercée seule et sans partage, ou bien qu’ils l’aient mise en œuvre concurremment avec d’autres, ils l’ont déclarée sur-le-champ, et, en général, ne l’ont pas abandonnée. Le premier instinct est décisif et les plus puissants polygraphes confirment cette règle : quelle qu’ait été la variété de leurs écrits, c’est dans leurs œuvres de début que se reconnaît la note dominante de leur esprit : celle qui a toujours subsisté à travers leurs diverses vicissitudes. Les multiples facultés de Voltaire paraissent contraires à cette thèse : mais qui pourrait dire qu’il ait méconnu sa vocation en commençant par écrire Œdipe et la Henriade ? Il était, à mon sens, entré de plain-pied dans l’un de ses plus beaux domaines ; il y est resté pendant toute sa carrière et même il a voulu y séjourner trop tard. Malgré leurs défauts, ses tragédies sont des œuvres supérieures, et elles démontrent surabondamment une prédestination évidente. J’en dirai autant de Lamartine et de Victor Hugo, qui ont produit l’un et l’autre pendant leurs glorieuses vies beaucoup de livres très différents des œuvres lyriques qui ont illustré leur jeunesse : le lyrisme était cependant le fond même de leur âme, et cela est si vrai qu’ils n’ont cessé d’y être fidèles, soit dans le roman, soit dans le drame, soit dans l’histoire, soit même dans les péripéties politiques.

On voit donc que même les écrivains également célèbres dans des genres divers ont marqué, dès leur origine, sans s’y tromper et sans tromper personne, ce qu’ils devaient être plus tard. Il est