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Page:La Nouvelle Revue, volume 102 (septembre-octobre 1896).djvu/780

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encore l’odeur particulière de cette pièce, quand des paniers ouverts s’échappait un complexe arôme de chocolat, de viande froide, de fruits mûrs et de vin répandu. Une tourterelle familière roucoulait sur l’épaule de la sous-maîtresse et nous nous querellions pour lui offrir des miettes de pain. La récréation nous débandait dans une cour plantée de lilas grêles, ces pauvres lilas de Paris étiolés et malades comme des enfants grandis en prison. Alors devant nous fuyaient les moineaux, et les rondes tournoyaient sur des airs très vieux et mélancoliques qui parlaient du beau mois de mai, des marjolaines et des filles de rois prises d’amour… Ah ! que nous les chantions légèrement, ces airs qui flottent dans toutes les mémoires, et qu’on sait sans les apprendre, pour les avoir respirés tout enfant dans la simple poésie populaire ! Dans le coin des grandes, où je pénétrai l’année suivante, les conversations, les distractions n’étaient pas à ce point innocentes. Le mystère de l’amour hantait ces filles de quatorze à dix-sept ans, qui mettaient en commun leurs troubles rêveries, leur demi-science, leurs divinations et leurs répugnances. Des lectures hâtives, des phrases entendues, la négligence impudique de certains parents avaient instruit plus d’une ; mais les notions qu’elles avaient reçues, incomplètes ou trop précises, se déformaient dans leur esprit en certitudes aussi étrangères à la réalité que l’ignorance de leurs cadettes.

Et quand je me rappelle aujourd’hui ce souci inévitable et constant des choses de l’amour qui naît avec l’adolescence dans l’âme de la vierge contemporaine, quand j’évoque la terreur, le dégoût, la tristesse que je reçus de certaines confidences, je me demande si la délicate et prudente révélation de la vérité ne vaudrait pas mieux que l’hypocrisie obligatoire. Mais combien de mères sauraient entreprendre et achever cette éducation spéciale de la jeune fille qu’elles élèvent pour le mariage et qu’elles négligent d’élever pour l’amour ? La plupart de ces mères demeurent attachées de bonne foi à la superstition de l’ignorance virginale et, volontairement, elles oublient que leur virginité, si chaste qu’elle fût, n’était qu’à demi ignorante. Soumise au respect des convenances, modelée sur le type conventionnel de la demoiselle comme il faut, préparée pour donner des garanties apparentes aux futurs épouseurs, la jeune fille apprend, dès la première robe longue, cet art de dissimulation et de simulation qu’elle exercera plus tard contre ces mêmes épouseurs devenus des maris.