Aller au contenu

Page:La Nouvelle Revue, volume 102 (septembre-octobre 1896).djvu/799

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il m’emportait dans un capricieux voyage, vers un but qui reculait toujours… Soudain, il s’arrêta si brusquement que la force de l’impulsion me jeta presque sur sa poitrine. Je rouvris les yeux, un peu égarée, tout à fait éblouie, je chancelais…

— Quelle valseuse intrépide ! dit-il en riant…

Il me conduisit vers un fauteuil, puis se mêla aux groupes des hommes. Ce fut à contre-cœur que je dansai, cette nuit-là.

V

Je craignais une verte réprimande pour le lendemain, mais aucune admonestation ne m’eût fait payer trop cher le souvenir délicieux de cette soirée. Mme Gannerault se montra d’humeur indulgente. Elle comptait patronner Rambert dans le monde artistique et se tailler un joli petit rôle de Mécène féminin. Sa vanité était doucement émue par l’éclat que le musicien, devenu célèbre, répandrait sur son salon. Sans beaucoup apprécier les scènes populaires dont l’écriture l’effarouchait, elle déclara que Rambert avait un immense talent.

La semaine suivante, Mme Laforest nous réunit tous à un grand dîner. Bien que je fusse placée loin de Rambert, nos yeux se rencontrèrent assez souvent pour me donner l’illusion d’une sympathie croissante et partagée. Mais la causerie générale qui suivit, m’interdisant tout aparté avec le jeune homme, me laissa je ne sais quelle impression de désenchantement que la nuit ne put dissiper. Déjà le visage brun aux yeux bleus hantait mes rêves, — rêves tout platoniques, puérils, indécis et charmants. Mme Laforest partait en voyage et je ne savais quand je reverrais mon nouvel ami… Le hasard, aidé peut-être par d’ingénieuses supercheries, nous remit plusieurs fois en présence, sans que je prisse conscience du sentiment qui germait dans mon cœur. Ah ! je n’analysais pas alors ces sensations savourées dans leur douceur brève ! Je ne savais pas si j’aimais Rambert ou plutôt si j’aimais l’amour suggéré par sa voix, par ses yeux, par ses attitudes. Dans la splendeur de l’été, le ciel, l’univers, la ville, revêtaient des aspects imprévus. Tout était joie et bienveillance. Un souffle d’espoir m’emportait, légère, le cœur dilaté et pénétré d’un fluide infiniment doux. Attendrie, dans l’attente d’un bonheur poignant, je souhaitais prolonger ce rêve où je vivais et chaque