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Page:La Nouvelle Revue, volume 102 (septembre-octobre 1896).djvu/87

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ment indiqué l’objectif réel, la puissance majeure. Nous n’assistons pas dans le Menteur à l’apparition d’une de ces figures immortelles qui résument les passions, les appétits, les erreurs ou les bassesses de l’humanité. L’heure de Tartufe et de Don Juan n’est pas venue. Chez Dorante, le mensonge est un travers, un égarement d’esprit, une tare si l’on veut : le poète le flétrit dans une tirade célèbre :

Est-il vice plus bas, est-il tache plus noire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion ?

Géronte parle ici sur le ton de don Diègue ; mais il ne s’agit que de fourberies impudentes : ce n’est pas là encore la perversité profonde, l’attentat social, la criminelle perfidie. Il n’en est pas moins évident que la mise en scène d’un personnage qui incarne en soi avec tant de précision une défectuosité morale, de rôles secondaires qui accentuent si bien cette individualité saillante et soutenue d’un bout à l’autre sans défaillance, est un fait théâtral de haute valeur. La comédie n’est plus, dès lors, un simple divertissement, comme le croyait Corneille à ses débuts, elle n’est plus une conversation plus ou moins animée autour d’une aventure romanesque ou d’une anecdote indifférente. Elle est devenue l’étude et l’expression de notre nature, de la vie privée, des actes et des sentiments réels ; elle a devant elle et à sa disposition une multitude inépuisable de modèles et d’épisodes qui pourront se renouveler *de siècle en siècle avec toutes les modifications que les civilisations diverses imposent au fond commun des passions de l’humanité.

Je ne dirai rien de la Suite du Menteur qui est un ouvrage fort médiocre, la prolongation affaiblie du même type : c’est une scorie de la mine ouverte parle poète. Après le Menteur sa tâche était achevée. Il le comprend d’ailleurs en constatant le peu de succès de ce regain stérile ; il reconnaît qu’il n’a plus rien à faire de ce côté-là ; immédiatement il remonte d’un grand coup d’aile vers sa patrie, vers les régions tragiques pour ne les plus quitter jamais, et certes il a résolument et pour jamais oublié l’autre forme de l’art théâtral, ses grâces, ses délicatesses et sa fine ciselure, lorsque, sans transition, plus austère et plus dramatique qu’il ne l’a été, il coule en bronze sa formidable Rodogune.

Sa carrière comique était terminée et il avait eu ce rare