Page:La Nouvelle Revue, volume III-13 (janvier-février 1910).djvu/3

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Déméas, seul — … Je me dépêchai de rentrer, bien pressé de célébrer les noces ! Après avoir tout bonnement déclaré la chose, je fis faire chez moi tout le nécessaire : nettoyage, cuisine, apprêts du sacrifice. Ah ! tout marchait à merveille, mais, comme de juste, la hâte des préparatifs mettait nos gens un peu sens dessus dessous ! On s’était donc débarrassé du marmot en le jetant sur un lit où il restait à piailler au milieu des cris qui se croisaient : « Apporte de la farine, de l’eau, de l’huile, du charbon ! » Et moi-même, m’exécutant pour donner un coup de main, j’étais entré par hasard dans l’office où je m’attardais à prendre et à examiner pas mal de provisions. Pendant que j’étais là, une femme descendit de l’appartement du haut pour passer dans la salle attenante — il faut vous dire que c’est un atelier de tissage où donnent à la fois l’escalier et la porte de l’office. — Cette femme était la vieille nourrice de Moschion, en personne (elle était née chez moi dans l’esclavage, mais je l’ai affranchie). Voilà qu’elle aperçoit l’enfant qui pleurait à l’abandon. Ne sachant pas que j’étais là et croyant pouvoir bavarder sans danger, elle va vers lui, en lui disant comme tout le monde fait : « Oh ! le chéri ! oh ! le trésor ! où est maman ? » elle l’embrassa… le prit dans ses bras… le petit s’arrêta de pleurer ; alors, j’entendis la vieille se dire à elle-même : « Misère de moi ! dans le temps, quand Moschion était comme ça, c’est lui que je faisais téter, que j’aimais bien ! et maintenant que le voilà père… » et, comme une petite servante accourait du dehors. « Malheureuse ! voulez-vous laver cet enfant ! » lui dit la vieille, « qu’est-ce que c’est ! Quand le père se marie, vous ne prenez pas soin du petit ! » L’autre aussitôt de répliquer : « Hé ! ma pauvre ! que vas-tu raconter ! Le patron est là ! — Mais non ! où cela ? — Dans l’office ! — » et changeant la conversation. « Il t’appelle, nourrice ! allons ! file ? — Je n’ai rien entendu ! — Bonne chance ! — » Mais l’autre s’écria : « Misère de moi, avec mon bavardage ! » et, débarrassant la place, elle s’enfuit je ne sais où ! Pour moi, je sortis de ma cachette de la façon que je venais d’y entrer, tout à fait en douceur, comme si je n’avais rien entendu ni compris… et j’aperçois en passant la fille de Samos, tétin dehors, avec l’enfant sur les bras !… c’est elle la mère évidemment… Quant au père… est-ce moi ?… est-ce ?… je n’affirme rien, bonnes gens, je ne fais pas de conjectures… je pose simplement la question… Et ce que j’ai entendu de mes oreilles ne me donne pas encore de colère… Car je connais le fiston, bons Dieux ! ce fut de tout temps un brave garçon, tout plein, autant qu’il est possible, de respect pour moi. En revanche, quand j’entends les propos de sa nourrice, propos qu’elle tient en se cachant de moi ; enfin, que mes yeux rencontrent, chérissant ce marmot, précisément celle qui m’a contraint à l’élever en dépit de moi-même… ah ! cela me met tout à fait hors de moi !

(Paraît Parménon accompagnant le cuisinier et son aide, tous deux chargés de marmites. Parménon tient lui-même un panier).