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Page:La Nouvelle Revue - 1899 - tome 116.djvu/581

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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

à la fois très simple et très compliqué, différent de tous les gouvernements d’Europe. La bibliothèque du congrès plaçait à sa disposition des documents de haute valeur. La société de Washington lui offrait une sorte de raccourcis du monde américain en général : nulle part ailleurs, il n’eût été aussi bien placé pour recueillir les éléments d’un travail d’ensemble. La Marquise qui désirait voir paraître dans le Correspondant, sous la signature de son fils, quelques articles gentiment tournés, résumant ses observations juvéniles, avait d’abord approuvé le séjour à Washington. Mais la longueur de ce séjour et plus encore le ton décousu, embarrassé des lettres d’Étienne avaient mis sa perspicacité en éveil. Il n’était pas dans sa nature de temporiser en face de ce qu’elle considérait comme un devoir. Sa manière d’agir était la même, qu’elle eût à exercer ses prérogatives de mère ou de châtelaine, à rappeler son fils au respect de son rang ou ses fermiers au respect de leurs engagements. Elle se fixait un délai à elle-même et le délai passé, prenait la plume avec résolution et sans faiblesse. Elle aimait mieux écrire que parler ; elle redoutait les attendrissements et craignait de forcer sa pensée.

Quand deux êtres ont vécu longtemps ensemble et que les liens du sang les unissent d’ailleurs étroitement, il leur arrive de se deviner même à travers la distance. Un mystérieux fluide pour lequel il n’existe ni océans, ni montagnes, les relie l’un à l’autre. Étienne de Crussène, qui avait en plus la nervosité d’un cheval de race, éprouvait cela à un haut degré. Depuis huit jours, il savait que le délai était passé, que sa mère avait écrit, que sa lettre était à bord de tel paquebot transatlantique et qu’à vingt-quatre heures près, le Clerk de l’hôtel Normandy la déposerait à la lettre C dans le casier d’acajou.

Lorsque l’ascenseur s’arrêta au deuxième étage, il en sortit machinalement, longea par habitude un corridor sombre et pénétra dans une grande chambre dont il avait fait avec peu de chose un logis personnel. Des photographies, des fleurs, des livres corrigeaient l’aspect quelconque des meubles et empêchaient le regard de s’arrêter sur le calorifère à eau chaude apparent dans un coin, sur les commutateurs électriques et les sonneries disposés près de la porte, sur le lit enfin, replié contre la muraille et simulant une armoire à glace géante, décor commun à bien des hôtels d’Amérique et auquel l’européen a peine à s’habituer. Une porte entr’ouverte laissait apercevoir le cabinet de toilette avec sa baignoire de