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Page:La Nouvelle Revue - 1899 - tome 116.djvu/582

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LA NOUVELLE REVUE

marbre et son carrelage de faïence bleue. La pièce s’éclairait par trois fenêtres en bow window donnant sur Mac Pherson square. Posé en biais devant le bow window était un bureau tout surchargé de brochures, de journaux et de papiers sur lesquels une douzaine de grosses chrysanthèmes blanches et jaunes commençaient à semer leurs pétales étrangement contournées.

Étienne de Crussène posa sur un fauteuil son chapeau et ses gants, ôta son paletot et se penchant sur les chrysanthèmes en aspira avec délices le parfum pénétrant. Puis il s’approcha des fenêtres et regarda dehors. La nuit venait et l’automne aussi. Les arbres du square et plus loin ceux des larges avenues dont la perspective fuyait vers le Potomac étaient secoués par une brise rageuse. Des feuilles jaunies tournoyaient sur les trottoirs avec un bruit métallique et le ciel avait revêtu, au coucher du soleil, ces nuances criardes qui, en mer, annoncent la tempête. Le jeune homme vit en esprit l’immense océan roulant ses vagues profondes entre lui et sa patrie ; sa pensée se perdit un instant dans les abîmes insondés puis aborda bientôt à l’autre rive, à cette proue de granit breton sur laquelle se brisent, impuissantes, les fureurs du large. Là étaient sa demeure, son clocher, ses terres, son avenir. Un grand désir le prit soudain de revoir la Bretagne. Pourquoi l’avait-il quittée ? Elle le tenait par toutes les fibres de sa nature celte, par toutes les complications primitives de son imagination. Elle l’avait nourri de ses poétiques légendes, pénétré de ses senteurs douces, vivifié de ses souffles puissants… Il revint à la lettre de sa mère, l’ouvrit et la lut :

« Mon cher enfant, écrivait la marquise, je souhaite que ces lignes te rendent la notion du temps écoulé depuis ton départ de France, car tu me sembles l’avoir perdue. Si tu veux, comme tu en avais l’intention louable, rapporter de ton voyage des impressions nettes, profitables, il devient tout à fait nécessaire d’y mettre un terme. Il y a deux manières de chercher à comprendre un pays étranger : en le parcourant et en y résidant. Ces procédés s’opposent tellement l’un à l’autre, qu’on se repent presque toujours de les avoir employés simultanément. À quoi bon pénétrer dans le détail, du moment qu’on n’a pas les moyens de l’approfondir ? Les attachés ou secrétaires de légation qui ont passé quelques mois, même plusieurs années dans un poste, ne connaissent souvent qu’imparfaitement le monde au milieu duquel ils ont vécu. Je pense que tu n’as pas la prétention d’analyser celui