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Page:La Nouvelle Revue - 1899 - tome 116.djvu/590

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LA NOUVELLE REVUE

pression de son regard devenu subitement un peu froid, presque dur. La jeune nièce qui était prête depuis longtemps et passait une inspection domiciliaire, s’en aperçut et le regarda avec plus d’intérêt… Enfin ! le dernier fichu est accroché aux porte-manteaux, la dernière agrafe est vérifiée, le dernier coup d’œil est donné au grand miroir encastré dans la boiserie. Miss Mabel et miss Clara pénètrent dans le salon avec la majesté des voiliers qui franchissent la passe de Sandy-Hook à l’entrée de la baie de New-York.

C’est un joli salon, spacieux, en forme de galerie. Les murs, moitié lambris, moitié tentures, sont clairs ; les lambris, blancs ; les tentures, rosées. Il en résulte une impression lumineuse très intense au sortir de ce vestibule sombre. De belles tapisseries anciennes ferment de grandes baies donnant dans les pièces voisines. Il y a peu de bibelots ; il n’y en a aucun qui n’ait une valeur artistique. Tel qu’il est, ce salon rappelle à la fois l’Angleterre d’aujourd’hui et la France d’il y a cent ans. Il se rattache aux deux époques et aux deux pays, sans qu’on puisse vraiment dire pourquoi et comment. Il a la sobriété de décoration et l’unité harmonieuse du siècle dernier, en même temps que l’éclectisme fantaisiste et les recherches de confort du temps présent. Nos grand’mères cependant s’y sentiraient dépaysées et des Anglaises en feraient mal les honneurs ; ah ! oui, très mal ! Étienne, qui connaît bien Londres, sent distinctement combien la Tamise coule loin d’ici. Jamais encore il n’avait eu à ce point la sensation de cet éloignement.

Elle lui revient une demi-heure plus tard quand les convives se trouvent réunis autour d’une table chargée de roses rouges et roses qui courent sur la nappe dessinant un tissu parfumé. En Angleterre, ces fleurs eussent été disposées autrement, d’une façon plus savante, mais mièvre et cherchée ; ici, elles s’amoncèlent comme dans un parterre : on leur demande d’être belles et de sentir bon, voilà tout. Étienne songe qu’une sorte de symbolisme inconscient préside à l’arrangement d’un repas anglais et que les multiples petits objets qui entourent les dîneurs semblent être là pour l’accomplissement d’un rite… Il regarde le maître et la maîtresse de la maison, pour voir s’ils accomplissent un rite. Le général Herbertson est déjà engagé dans une conversation à trois avec ses voisines et paraît s’amuser beaucoup. Étienne se le représente à Bull-Run, tout jeune, à peine sorti de West-Point, étren-