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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

nant son uniforme neuf, ralliant sa compagnie décimée et chargeant avec cette furie calme qui a rendu son nom célèbre. Trente ans ont passé là-dessus ; c’est de l’histoire. Mrs Herbertson est en beauté ; une traîne d’églantines en diamants étincelle sur son corsage de satin noir qui encadre ses épaules admirables. Elle parle à son voisin de droite, le ministre de Danemarck ; elle a l’accent chantant de Baltimore ; le ministre est un peu distrait par le voisinage des belles épaules. Étienne découvre tout à coup que les deux seuls Européens qui soient à cette table, le diplomate Danois et lui-même, ne ressemblent pas aux autres ; ils pensent à plusieurs choses à la fois ; ils ne se donnent pas tout entiers au délassement de l’heure présente. Ce dîner de quatorze personnes, à peine commencé, paraît aussi animé que le serait un dîner français aux approches du dessert. En France, même si les convives se connaissent, il y a vingt minutes de réserve, de contrainte : les hommes cherchent ce qu’ils vont dire ; les femmes se comparent entre elles sans en avoir l’air. Ici les sentiments se manifestent d’une manière bien plus primesautière… Étienne écoute le rire frais et clair de deux jeunes gens assis en face de lui, quand une voix de jeune fille vient le tirer de sa rêverie. « Eh bien ! dit sa voisine, qu’avez-vous donc ce soir ? Savez-vous que vous ne m’avez pas encore adressé une seule parole ? Vous n’avez pas honte ? Moi qui croyais que les Français étaient si gais ! » Étienne est très confus et rougit un peu ; il explique à quoi il songeait. Ada Jerkins l’écoute avec intérêt et s’épanouit à l’idée d’une supériorité nouvelle de l’Amérique sur l’Angleterre. Elle n’a jamais été à Londres et ne sait pas comment on y dîne ; mais cela doit être bien vrai ce que dit le marquis, oh ! oui, bien vrai !… Cette fine critique lui semble remarquablement présentée et très douce à entendre… Elle ne se rend pas compte que si dans un chemin de fer français ou allemand elle entend jamais dire du mal des Anglais une bouffée de colère montera à son joli visage. Mais c’est vraiment bien naturel qu’à Washington les fleurs soient plus belles et les gens plus spirituels et les causeries plus animées et les repas plus gais… C’est bien naturel, puisque Washington est en Amérique.

Étienne se hausse peu à peu au diapason général ; son anglais s’affermit, s’améliore ; il ne s’embarrasse plus dans ses phrases ; il n’a plus besoin de revoir en pensée le dictionnaire ou la grammaire pour trouver un mot ou décliner un verbe. Il s’écoute un