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nature a été parcourue, une autre recommence, et par tant de moyens différents, par tant de détours particuliers, avec tant de diversités d’accents, c’est toute une sensibilité moderne qui s’affirme, ayant besoin d’éveiller beaucoup d’échos et d’horizons différents pour se sentir complète. L’ancien vers a vécu, ou semble avoir vécu ; les formes nouvelles du rythme ne se sont point définitivement imposées, mais dans la lézarde qui a strié la vieille formule, un tas de fleurs nouvelles éclosent qui regardent vers les horizons de liberté ; cela prouve-t-il que le vers libéré triomphera, et qu’après que les nouvelles écoles ont démontré l’inutilité de certains draconismes le compromis du vers libéré demeurera la vérité, et qu’il n’y aura plus de chercheurs exigeants de rythmes neufs et précis, de rythmes qui ne se croient point destinés à se répéter sans cesse avec symétrie, pour avoir droit à l’existence ?

Il est toujours douteux qu’un compromis soit durable. L’évolution se fera évidemment dans le sens de la liberté et continuera toujours lentement ; les novateurs gagnent toujours un peu de terrain pour la création d’un poème qui soit un chant, un chant aux cadences lyriques, neuves, personnelles, sans sauce, sans ronron, sans chevilles, où l’émotion parle toute pure ; mais cette marche sera lente, encore que tant de poètes cherchent avec ardeur la plus franche transcription d’eux-mêmes.

La science, le métier, l’acquit, ne sont point en cette matière les facteurs les plus puissants. Poétiquement, la science n’existe guère ; elle n’apporte que des précédents et des recettes ; pour créer de nouveaux précédents et indiquer de nouvelles recettes, il faut avoir élagué, en partie, les anciens. C’est pourquoi des poètes comme Tristan Corbière doivent demeurer dans la mémoire des hommes, c’est pourquoi il faut les relire. Il est au moins aussi intéressant de savoir où en était la liberté à une époque que de connaître à quelles règles ceux qui ne voulaient pas de la liberté avaient l’habitude de se soumettre. Corbière fournit à cet effet un renseignement. On ne saurait non plus trop consulter ceux qui ont laissé parler la sensibilité toute pure, sans s’inquiéter de savoir ce que les Grecs, les Romains, les classiques et les romantiques avaient coutume d’en laisser percer. Corbière est un de ces artistes volontaires et ingénus, qui ont laissé parler leur âme ; et toujours la franchise d’une âme haute de poète est un enseignement ou une émotion rare pour les poètes qui en vont prendre connaissance. C’est ce qui assure à Corbière une survie que de moins en moins on lui disputera.

Il est une date de l’humour et de la sensibilité dans la poésie française.

Gustave KAHN.