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Page:La Nouvelle revue, nouvelle série tome 33, 1905.djvu/20

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LA CRISE MORALE

Ensuite l’habitude de l’analyse fait perdre la notion même de la moralité. La science raisonnée, a-t-on dit, ne donne pas le sens de la vie[1] ; n’est-elle pas meurtrière de toute naïveté et de toute sincérité ?

Stuart Mill ne reconnaît-il pas aussi que l’esprit d’analyse tend à affaiblir les associations, qui ne sont qu’une affaire de sentiment ; et que ces habitudes trop fréquentes, sont comme un ver rongeur à la racine de toutes nos passions et de toutes nos vertus ?[2] De ce goût exagéré de l’analyse est né le dilettantisme, cette disposition de l’esprit que certains peuvent trouver très intelligente et très voluptueuse[3], mais qui sacrifie à un plaisir passager et stérile, les joies solides et fécondes de l’action réfléchie[4] ; c’est faussement qu’on a séparé la pensée de l’action[5].

Certes, la science n’est pas coupable de tous les maux dont on l’accuse ; si l’on est impartial, on reconnaîtra plutôt sa valeur incontestable (démonstration superflue aujourd’hui) ainsi que l’influence salutaire de l’esprit scientifique s’appliquant aux objets qu’il peut atteindre. Mais nous ne voulons pas parler uniquement de science ; bien que l’on ait eu raison de montrer ce qu’elle peut faire, si elle est bien comprise dans ses méthodes et ses résultats, pour la véritable vie morale[6], les esprits éclairés, l’élite intellectuelle ont une mission plus haute. Faisant un effort sincère vers le renouveau moral, l’esprit moderne juge insuffisante la vérité démontrée, insuffisante l’analyse impuissante à construire ; il réclame autre chose.

Comme il faut, pour conjurer la crise, rétablir l’équilibre entre les forces matérielles et les forces morales, ôter tout prétexte à la paresse et à l’inaction, provoquer l’effort, étouffer l’égoïsme chez ceux qui n’agissent pas, par crainte de ne pas recevoir de récompense, il est aisé de voir que l’œuvre des éducateurs modernes est difficile et complexe comme le jugeait Spencer[7] ; mais sa difficulté n’a d’égale que sa grandeur.

  1. Tolstoï : Ma confession. P. 139.
  2. Voir Mes mémoires.
  3. P. Bourget : Essais, p. 59.
  4. Voir de Voguë ; Heures d’histoire (après M. Renan) ; Paul Bourget : le Disciple, p. 89 ; Maurice Barrès : Un homme libre. Sous l’œil des Barbares, etc. ; Anatole France : les Opinions de Jérôme Coignard, l’Orme du Mail, etc.
  5. Voir Séailles, Affirmations, etc., p. 146.
  6. Alexis Bertrand : les Études dans la démocratie, p. 228.
  7. De l’éducation, p. 225, trad. franç.