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LA NOUVELLE REVUE

Il appartient à chaque esprit de concevoir ce que doit être la vie humaine, guidée par la raison, et ayant le bonheur social pour but. On fausse l’existence, et, plus tard, les regrets sont vains, quand on s’est avancé sur cette mer périlleuse sans dessein arrêté, quand on a dépensé l’effort à tout hasard. Il ne sert de rien de dire que tout est déterminé d’avance, que le destin conduit celui qui lui obéit volontiers, mais nous entraîne si nous lui résistons. C’est le sophisme des paresseux. Il faut, au contraire, agir en obéissant à une règle précise qui se réfractera dans tous les actes de notre existence. Il faut, en un mot, avoir une philosophie de la vie.

Charles Renouvier dit quelque part : « La bourgeoisie n’est plus et ne se sent plus conduite par les idées ». Cette critique s’applique à tous nos contemporains, qui manquent d’esprit de suite, d’organisation dans les idées, parce que tous croient que l’éducation est chose facile, et que l’on fait le bien, naturellement, sans apprentissage. Toujours la même suffisance, et le même orgueil ! Nous savons, au contraire, ce que coûte d’attention assidue et d’activité la conduite de la vie, et quel désarroi jette dans une existence la rupture des cadres conventionnels qui l’enserraient. Un romancier contemporain a bien montré la situation d’une femme qui, obligée de quitter le monde artificiel dans lequel elle vivait, en est réduite à chercher par elle-même une nouvelle discipline de vie[1].

Sans nier la part du sentiment, l’influence de l’émotion dans l’organisation de la vie morale, c’est surtout à de solides idées, à des principes de conduite qu’il faut faire appel pour remédier à la crise dont nous souffrons. N’ayons pas peur des idées. On parle souvent de la difficulté qu’il y a à faire pénétrer dans les autres esprits les affirmations essentielles d’une doctrine ; on dit aussi qu’ « il ne suffit pas d’apprendre à quelqu’un des choses vraies et justes pour le faire agir d’une façon vraie et juste[2] ». C’est exact. Mais, il faut que l’éducateur procède de façon à ce que les idées aient une véritable influence dans la vie ; et ici, il ne s’agit pas de choses qui nous soient étrangères, froides et sans intérêt pour nous-mêmes, comme un théorème de géométrie ou une expérience de physique. C’est notre vie qui est en jeu. Quel est celui que ne passionnera pas un pareil sujet de méditation ! Dans quel

  1. Marcel Prévost : La Princesse d’Erminge.
  2. Spencer : Faits et commentaires.