Page:La Nouvelle revue. v.103 (Nov-Dec 1896).djvu/125

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
113
AVANT L’AMOUR.

— Qu’entendez-vous par cet autrement, mademoiselle ?

Je ne répondis pas.

— Mais réponds donc, effrontée ? s’écria-t-elle. Est-ce que tu aurais l’intention de te faire enlever ? Quelle jeune fille es-tu donc ? Malheureuse ! tu nous récompenses bien mal de nos sacrifices ! Que nous chantes-tu donc avec ton amour pour Rambert ? Le premier venu t’aurait aussi bien tourné la tête ! Ah ! tiens, une fille qui court aux hommes… c’est… oui, c’est dégoûtant, c’est…

— Je vous défends de me parler ainsi répliquai-je avec des larmes de rage.

— Petite misérable !

Affolée de fureur, elle me lança un soufflet et me prenant par les épaules :

— Va-t’en ! Je ne veux plus te voir, insolente, dévergondée, ingrate ! Tu tourneras mal ! Tu finiras dans le ruisseau.

Mon parrain était accouru au bruit. Il me trouva la joue rouge encore du soufflet que j’avais reçu, échevelée, pleurante, pendant que ma marraine essayait de s’évanouir.

— Marianne m’a insultée. Marianne est une ingrate. Elle veut nous quitter pour se mal conduire. Elle veut…

— Sors d’ici ! me dit mon tuteur.

Je descendis l’escalier, je traversai le jardin et, passant entre les haies vives, je me dirigeai vers la petite rue des Plombelles dont les maisons coiffées de chaume forment le coin vraiment rustique du bourg. Le soleil oblique dorait les murs des fermes où grimpaient des rosiers sans roses. Par les éclaircies des jardins, dans l’infinie perspective des champs, blondissaient les meules entre les premiers labours. Les fonds de sapinières, les croupes des collines, se nuançaient de bleus différents dans un délicat brouillard. J’allais, gagnant la hauteur, le plateau où meurent les bruyères pauvres sous la noble mélancolie des grands pins. Mais, sans admirer la dégringolade des verdures, les creux où frémissaient des trembles d’argent, la ligne des saules coupant la prairie et plus loin la plaine d’automne où l’ombre violacée des nuages courait en mouvants flots, je m’enfonçai dans un petit bois de châtaigniers et de chênes. Étendue sur les mousses flétries, la tête dans mes mains, je pleurai librement. Ah ! comme ils m’accablaient alors, le sentiment de mon impuissance et l’injustice d’autrui et la vanité des devoirs