Page:La Pentecôte du Malheur.djvu/13

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considérai comme un noble peuple qui non seulement possédait les chefs-d’œuvre de ses grands morts, mais qui s’en nourrissait.

Ce n’est pas tout. Je venais de voir l’Allemagne contemplant le passé. Je vis aussi, à ce même opéra de Francfort, une des façons dont l’Allemagne prépare son avenir. C’était un dimanche, dans l’après-midi. En traversant la place où est situé l’opéra, il me sembla que j’étais le seul adulte qui se dirigeât vers le théâtre. De tous les côtés arrivaient des enfants par trois et par quatre ou par petits groupes qui pénétraient dans le bâtiment par toutes les portes, escaladant les larges escaliers et remplissant toute la salle ; c’était comme dans la légende du joueur de flûte. Au bout de quelques minutes, je me trouvais seul au milieu d’une remuante foule d’enfants — au nombre de deux mille, ai-je ensuite appris. Ici et là, dans les loges, des parents accompagnaient leurs enfants et, parsemés dans la salle, on voyait quelques vieux visages au milieu des physionomies enfantines.

L’ouverture commença. “Chut ! ” firent de petites voix ; au gai babillage succéda le silence ; les enfants écoutaient avec recueillement, comme à l’église.

Le rideau se leva. On donnait un vieil opéra, plein de mélodies gaies, d’incidents comiques et d’innocente passion. Ce n’était pas du Gluck ; Gluck eût été trop difficile à comprendre pour ces jeunes intelligences. L’enthousiasme et l’attention de ces enfants, leurs applaudissements, leurs rires produisirent bientôt sur les artistes l’effet qu’a sur moi une radieuse matinée de printemps. J’enviais les heureux parents d’être entourés de leurs enfants ; il y avait dans la salle comme une atmosphère de jeunesse, au milieu de laquelle cette musique vieillotte prenait un regain de vie et de gaîté épanouie. Les artistes étaient redevenus des enfants, comme les musiciens, comme le chef d’orchestre. Je me demande si jamais, dans sa longue carrière, ce petit opéra démodé, Czar und Zimmermann, a paru plus jeune ; il me semblait que si l’esprit de Goethe ce jour-là planait sur Francfort, il aurait été ajouté à son Éternité un instant de bonheur.

Je fis mille questions pendant les entr’actes. De quoi s’agissait-il ? Le programme, que je lus, contenait une très intéressante notice sur le compositeur, son caractère, sa vie, ses aventures, ainsi que des notes historiques sur Pierre-le-Grand, le héros de l’opéra, mais ne faisait aucune allusion à la circonstance présente. Je questionnai donc, au foyer, un groupe d’hommes que j’avais vus mêlés aux enfants dans la salle et qui étaient des maîtres d’école. Ils me dirent que c’était une expérience que l’on faisait. Les enfants étaient des élèves des écoles municipales de Francfort, appartenant non aux classes les plus avancées mais aux classes moyennes. Pour leurs aînés, Francfort avait déjà organisé des représentations lyriques mais celle à laquelle j’assistais était la première que l’on eût donnée pour les élèves plus jeunes, garçons et filles. Le prix de la place était d’un demi-mark. Si l’expérience réussissait, elle serait suivie, à quinze jours de distance, d’une seconde représentation. Au théâtre, pendant le trimestre d’hiver, on avait l’habitude de donner, pour les