Page:La Pentecôte du Malheur.djvu/12

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comme il faisait beau ce jour-là et que la musique jouait, nous avons préféré dîner en plein air.

Le prix d’entrée, fort modique, suffisait à faire apprécier le parc, car l’homme n’apprécie guère ce qui ne lui coûte rien. Ce qui nous a le plus étonnés dans ce jardin, c’étaient les fleurs cultivées en serre. Je m’étais figuré, bien à tort, que l’ensemble des couleurs dans des serres allemandes serait certainement lourd et même criard. Or jamais je n’avais vu une pareille masse de fleurs disposée avec un goût plus subtilement exquis. Dans ces serres où les galeries se succédaient, remplies de roses et de fleurs diverses, on éprouvait partout la même délicieuse impression ; cette harmonie de couleurs produisait un effet analogue à celui que font ressentir la poésie lyrique allemande et les lieder de Schubert, de Schumann et de Franz.

C’est à l’opéra — l’opéra de Francfort est vaste et commode — que mon impression du rayonnement de l’Allemagne parvint à son plus haut degré. Les représentations ne devaient leur éclat ni aux Melbas ni aux Carusos ni à d’autres étoiles, mais à une troupe permanente, renforcée, de temps en temps, par un artiste en tournée. Tout y était le résultat d’un travail d’ensemble excellent : principaux artistes, chœurs, orchestre, décors étaient uniformément à la hauteur de leur tâche dans l’interprétation d’œuvres anciennes et modernes composant un répertoire des plus variés ; et les spectateurs étaient à l’avenant. C’était un auditoire d’abonnés, accoutumé à la nourriture musicale de l’esprit dans un pays où la musique indigène fournit une si abondante moisson, et qu’il absorbait comme il buvait les vins blancs du Rhin et à un prix aussi modéré. En général, peu d’élégance ; les hommes étaient en costume de ville et les femmes en robes montantes, contrairement aux gens qui font des frais de toilette pour écouter avec ostentation des œuvres exotiques coûteuses et incompréhensibles.

Il y a la même différence à entendre un opéra dans le pays même qui l’a produit et à New York qu’à manger en juin des fraises fraîchement cueillies et à en manger en janvier que l’on a fait venir d’un pays situé à mille kilomètres. Ce qui donne à un opéra dans le pays où il a été composé toute sa saveur, c’est la communauté d’origine de la musique, des interprètes et des auditeurs, et cela, la Cinquième-Avenue de New York ne pourra jamais l’acheter.

Mais c’est précisément cette qualité que possédaient toutes les représentations à Francfort, et il arrivait même parfois qu’elles pouvaient acquérir un caractère plus élevé encore. Un soir à l’opéra, je me trouvai assister à une cérémonie solennelle. On donnait une œuvre ancienne de contexture archaïque, d’un dessin anguleux mais grandiose et entièrement différent des conceptions modernes. Pourquoi avait-on exhumé cet ouvrage classique un peu terne et sévère ? Par amour du contraste et de la variété ? Pas le moins du monde. Il y avait, ce soir là, deux cents ans, jour pour jour, que Gluck était né, et c’est Gluck qui avait écrit cet opéra. C’est pourquoi Francfort s’était réuni pour entendre la musique de Gluck et célébrer sa mémoire. En voyant ces Allemands modernes honorer un de leurs classiques, je les