Page:La Pentecôte du Malheur.djvu/18

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donné la formule de la mentalité et de la morale internationale de la Prusse. Au moyen de la force et de la ruse, il a annexé les territoires des peuples faibles. Il a coupé la Pologne en trois tronçons et invité la Russie et l’Autriche à participer avec lui à cette communion impie.

Depuis le Grand Frédéric le rapt a succédé au rapt. Sa puissante et cynique influence a guidé la Prusse après Waterloo, puis elle a inspiré le prédécesseur de Bismarck et Bismarck lui-même quand il a volé le Schleswig-Holstein, falsifié la dépêche d’Ems et ravi ensuite l’Alsace et la Lorraine. On voit bien maintenant — et c’est un triste spectacle — comment il s’est fait que les petits États allemands indépendants qui avaient pourtant donné naissance à des géants — Luther, Goethe, Beethoven — mais qui avaient toujours été vaincus et qui pendant des siècles avaient été le théâtre des massacres de leurs conquérants ont, après 1870, acclamé leur nouvel empereur. Ne les avait-il pas conduits à la première gloire, à la première conquête qu’ils eussent connues ? Ne leur avait-il pas rendu l’Alsace et la Lorraine que la France leur avait ravies deux siècles auparavant ? C’est alors qu’ils ont vendu leur âme au Hohenzollern. C’était le commencement de la fin.


IX.

On ne saurait trop insister sur l’effet moral qu’a en 1870 sur les Allemands et son influence sur l’esprit germanique. Il est essentiel de bien s’en rendre compte pour comprendre le procédé de prussianisation qui a commencé alors. Bien des gens ont signalé la crédulité et la docilité innées des Allemands ; mais il en est peu qui aient fait remarquer l’effet produit, à ce point de vue, par la guerre de 1870. Ce n’est que par la rapide et foudroyante victoire de Bismarck sur la France que peut s’expliquer, d’une façon satisfaisante pour la raison, la confiance abjecte et servile qu’ont les Allemands dans la Prusse. Ils ont accepté aveuglément le simulacre de suffrage universel que Bismarck leur a octroyé. Ils ont, de la même façon, accepté une extrême sujétion politique et militaire, un rigoureux système d’instruction obligatoire qui, comme je l’ai déjà dit, a provoqué de nombreux suicides parmi les enfants, un genre de vie sociale où, en dehors de certaines limites établies, presque rien n’est autorisé et presque tout est interdit.

Toutes ces restrictions, cependant, sont simplement matérielles et il en est résulté une grande prospérité également matérielle. En apparence, l’activité intellectuelle n’était pas entravée ; mais ceux qui se risquèrent à faire des commentaires sur la liberté et le droit divin des rois s’aperçurent bientôt qu’il n’en était rien. La Prusse avait fait revêtir l’uniforme non seulement au corps des Allemands mais à leur esprit. La littérature et la musique se trouvèrent aussi frappées de stérilité. Le théâtre, le roman, la poésie, la presse comique furent empreints d’une nouvelle brutalité et d’une obscénité nouvelle et lourde. La Prusse fit naître le dégoût des classiques allemands. Mais comment s’en étonner, puisque la liberté les avait inspirés ?