Page:La Pentecôte du Malheur.djvu/19

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Quand Napoléon se fit empereur, Beethoven déchira la dédicace de sa symphonie Éroïca qu’il lui avait adressée. Et Goethe a dit : « Napoléon nous fournit un exemple du danger de s’élever à l’absolu et de sacrifier tout à la réalisation d’une idée. » Goethe fut carrément démodé à Berlin. Les orchestres symphoniques ne savaient plus interpréter convenablement ni Mozart ni Beethoven. Un curieux mélange de frivolité et de brutalité se répandit dans tout le domaine de l’art allemand. Le mouvement scientifique subit un ralentissement correspondant. Il ne se trouva plus d’inventeurs de l’envergure de Helmholtz ; mais on vit apparaître une légion d’adaptateurs laborieux et habiles des découvertes des autres, comme les teintures à l’aniline, dues à l’Angleterre, ou la réaction Wassermann, due à la France, et dont rarement ils proclamaient l’origine. Le niveau académique de Berlin baissa tellement qu’un professeur de Munich refusa l’avancement qu’on lui offrait dans la capitale.

Pendant quarante ans les écoliers et les étudiants allemands ont respiré les miasmes délétères de l’atmosphère de Berlin, répandus partout par des professeurs choisis de l’université centrale. Tout professeur ou publiciste assez hardi pour proclamer quelque chose non imposé par la Prusse à la crédulité allemande était traité comme un hérétique.

C’est de ces miasmes que sont sorties trois choses monstrueuses — le surhomme, la surrace et le surétat, la nouvelle trinité du culte germanique.

X.

C’est ainsi que l’Allemagne s’isola du reste du monde. Sa démocratie-sociale elle-même fit une abjecte soumission. La Chine s’était enfermée dans une muraille de pierre, l’Allemagne a muré son esprit.

Comme on pourrait trouver exagéré de dire que dans les temps modernes une grande nation s’est volontairement entourée d’une muraille de ce genre, j’en vais donner un exemple, un seul, choisi entre beaucoup, entre des centaines d’autres ; il suffira pour faire voir le genre d’enseignement relatif au monde extérieur que l’Allemagne avait soigneusement préparé pour les élèves de ses écoles. Voici un passage d’une lettre d’un Américain qui dernièrement habitait Berlin, où ses enfants étaient en pension : « Les livres de classe étaient uniques dans leur genre. Je crois qu’il n’y avait pas, dans un seul des manuels de physique ou de chimie qu’ils étudiaient, l’aveu qu’un citoyen d’un autre pays eût fait faire un progrès quelconque à la science ; tout pas en avant était, par un raisonnement particulier, attribué à un Allemand. Comme on pouvait s’y attendre, l’histoire moderne est représentée comme l’œuvre de héros allemands. Ce qu’il y avait de plus bizarre, c’était le cours de géographie dont se servait Katherine. (Sa fille, âgée de treize ans.) Il contenait des cartes indiquant les Deutsche Gebiete (sphères d’influence allemandes à l’étranger) en couleurs éclatantes. Il y est dit que l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, y compris les États-Unis et le Canada, sont peuplées par trois catégories d’habitants : les nègres, les Indiens et les Allemands. En ce qui concerne les États-Unis, il y a une large zone